Выбрать главу

— Monseigneur ! murmura-t-elle. Elle s’éloigna de lui, rampant à travers le lit à la manière d’un crabe, un bras replié sur ses seins, se protégeant le visage de l’autre. Ses lèvres tremblaient. Valentin tendit la main vers elle, mais elle s’écarta avec un geste horrifié et se jeta sur le plancher de bois rugueux où elle se recroquevilla sur elle-même comme pour essayer de dissimuler sa nudité.

— Carabella ? fit-il, l’air abasourdi.

Elle leva les yeux vers lui.

— Seigneur… seigneur… de grâce… laissez-moi, seigneur…

Elle se prosterna de nouveau, formant de ses deux mains aux doigts écartés le symbole de la constellation, ce geste d’hommage que l’on ne faisait que lorsque l’on était en présence du Coronal.

15

Se demandant si ce n’était pas lui plutôt qu’elle qui avait rêvé et si ce rêve ne durait pas encore, Valentin se leva, trouva une robe pour Carabella et enfila un de ses propres vêtements. Elle était encore prosternée loin de lui, pétrifiée et épouvantée. Lorsqu’il s’approcha d’elle pour essayer de la réconforter, elle se recula en se repliant un peu plus sur elle-même.

— Qu’y a-t-il ? demanda Valentin. Que s’est-il passé, Carabella ?

— J’ai rêvé… j’ai rêvé que vous étiez…

La voix lui manqua.

— Si réel, si terrible…

— Raconte-moi. Je vais interpréter ton rêve pour toi, si je le puis.

— Il n’a pas besoin d’interprétation. Il parle de lui-même.

Elle fit de nouveau le signe de la constellation.

— J’ai rêvé, commença-t-elle d’une voix froide, basse et blanche, que vous étiez le véritable Coronal lord Valentin, que vous aviez été dépossédé de votre pouvoir et de vos souvenirs, placé dans le corps d’un autre homme et remis en liberté près de Pidruid pour mener une vie errante et oisive pendant qu’un autre régnait à votre place.

Valentin se sentait au bord d’un insondable abîme et le sol se dérobait sous ses pieds.

— Était-ce un message ? demanda-t-il.

— Oui, c’était un message. J’ignore s’il provenait de la Dame ou du Roi, mais ce n’était pas un rêve qui m’appartenait, c’était quelque chose plaqué de l’extérieur sur mon esprit. Je vous ai vu, seigneur…

— Arrête de m’appeler comme cela.

— … au sommet du Mont du Château, et votre visage était le visage de l’autre lord Valentin, le brun, celui devant qui nous avons jonglé, puis vous êtes descendu du Mont du Château pour entreprendre le Grand Périple à travers tout le pays, et pendant que vous étiez dans le Sud, à Tilomon, ma propre ville natale, on vous a drogué, on s’est emparé de vous dans votre sommeil, on vous a transposé dans ce corps et on s’est débarrassé de vous, et personne ne s’est aperçu que vous aviez été dépossédé par ensorcellement de votre pouvoir royal. Et je vous ai touché, seigneur, et j’ai partagé votre couche, et je me suis permis mille familiarités avec vous. Comment pourrez-vous jamais me pardonner, seigneur ?

— Carabella ?

Elle se recroquevilla en tremblant.

— Lève la tête. Carabella. Regarde-moi.

Elle secoua la tête en signe de refus. Il s’agenouilla devant elle et posa la main sur son menton. Elle frissonna comme s’il lui avait jeté de l’acide. Tous ses muscles étaient contractés. Il la prit de nouveau par le menton.

— Lève la tête, dit-il doucement. Regarde-moi.

Elle leva les yeux vers lui, lentement, craintivement, comme on peut regarder le soleil, de peur d’être aveuglé.

— Je suis Valentin le jongleur, dit-il, et rien d’autre.

— Non, seigneur.

— Le Coronal est brun, et j’ai les cheveux dorés.

— Je vous en prie, seigneur, laissez-moi. Vous me faites peur.

— Tu as peur d’un jongleur errant ?

— Ce n’est pas ce que vous êtes qui me fait peur. La personne que vous êtes actuellement est un ami dont je suis tombée amoureuse. C’est ce que vous avez été, seigneur. Vous vous êtes tenu aux côtés du Pontife et vous avez bu le vin royal. Vous avez marché dans les plus hautes salles du Mont du Château. Vous avez détenu le pouvoir suprême. Mon rêve était vrai, seigneur, il était aussi limpide et réel que tout ce que j’ai jamais vu de mes yeux. C’était un message, sans aucun doute, sans contredit. Et vous êtes le véritable Coronal, et j’ai touché votre corps et vous avez touché le mien, et c’est un sacrilège pour une femme ordinaire comme moi d’avoir approché de si près un Coronal. Et je serai punie de mort pour l’avoir commis.

— Si j’ai jamais été Coronal, ma douce, reprit Valentin en souriant, ce fut dans un autre corps, et il n’y a rien de sacré dans celui que tu as embrassé cette nuit. Mais je n’ai jamais été Coronal.

Elle le regarda droit dans les yeux et c’est d’une voix un peu plus assurée qu’elle reprit :

— Vous n’avez aucun souvenir de votre vie avant Pidruid. Vous étiez incapable de me dire le nom de votre père et quand vous m’avez raconté votre enfance à Ni-moya, vous-même n’en avez pas cru le premier mot, et vous avez choisi par hasard un nom pour votre mère. N’est-ce pas la vérité ?

Valentin acquiesça de la tête.

— Et Shanamir m’a dit que vous aviez beaucoup d’argent dans votre bourse mais que vous n’aviez aucune idée de sa valeur, et que vous aviez voulu payer une saucisse avec une pièce de cinquante royaux. C’est vrai ? Il hocha de nouveau la tête.

— Comme si, peut-être, vous aviez passé toute votre vie à la cour et que vous n’aviez aucune notion de l’argent. Vous savez si peu de chose, Valentin ! Il faut tout vous apprendre… comme à un enfant.

— Je n’ai plus de mémoire, c’est vrai. Mais ce n’est pas pour cela que je suis Coronal.

— Et votre manière de jongler, si naturellement, comme si vous possédiez tous les dons… votre démarche, votre prestance, le rayonnement qui émane de vous, le sentiment que vous donnez à tout le monde que vous êtes né pour exercer le pouvoir…

— J’ai vraiment tout cela ?

— Nous n’avons guère parlé d’autre chose depuis que vous vous êtes joint à nous. Que vous deviez être un prince déchu, un duc en exil, peut-être. Mais après mon rêve… il n’y a plus aucun doute, seigneur…

Son visage était blême de tension. Pendant un moment, elle avait réussi à surmonter cette crainte mêlée de respect qu’elle éprouvait devant lui, mais cela n’avait duré qu’un moment et elle recommença à trembler. Mais cette crainte était contagieuse, semblait-il, car Valentin à son tour commença à sentir la peur s’emparer de lui et le froid le gagner. Y avait-il quelque chose de vrai dans tout cela ? Avait-il été sacré Coronal, avait-il serré la main de Tyeveras au cœur de son Labyrinthe et au sommet du Mont du Château ?

Il entendit la voix de l’interprète des rêves Tisana qui lui disait : « Vous êtes tombé d’une position élevée, et vous devez maintenant entreprendre de la regagner. » Impossible. Impensable. Quoi qu’il en soit, lord Valentin, cette ascension vous attend, et ce n’est pas moi qui vous la prépare. Inimaginable. Impossible. Et pourtant, il y avait ses rêves, ce frère qui voulait le tuer et que lui-même avait fini par tuer, ces Coronals et ces Pontifes qui évoluaient au tréfonds de son âme, et tout le reste. Cela pouvait-il se faire ? Impossible. Impossible.