— Il ne faut pas avoir peur de moi, Carabella, dit-il.
Elle frissonna. Il tendit la main vers elle et elle se déroba en gémissant :
— Non ! Ne me touchez pas ! Monseigneur…
— Même si je fus naguère Coronal, fit-il tendrement – comme cela me semble bizarre et absurde à entendre –, même si c’est vrai, Carabella, je ne suis plus Coronal. Le corps dans lequel je vis n’a pas reçu l’onction et ce qui s’est passé entre nous n’est pas un sacrilège. Je suis Valentin le jongleur maintenant, quel que soit celui que j’aie pu être dans une vie antérieure.
— Vous ne comprenez pas, seigneur.
— Je comprends qu’un Coronal est un homme comme un autre, à la seule différence qu’il a plus de responsabilités que les autres, mais il n’y a rien de surhumain chez lui, et rien à craindre de lui, hormis son pouvoir, et je n’ai rien de cela. Si cela a jamais été le cas.
— Non, répliqua-t-elle, un Coronal est touché par la grâce, et elle ne l’abandonne jamais.
— N’importe qui peut devenir Coronal, à condition de recevoir l’éducation adéquate et d’avoir la tournure d’esprit voulue. Nul n’est prédestiné à le devenir. Les Coronals sont venus de toutes les régions de Majipoor, de toutes les couches sociales.
— Seigneur, vous ne comprenez pas. Avoir été Coronal signifie être touché par la grâce. Vous avez gouverné, vous avez vécu sur le Mont du Château, vous avez été adopté dans la lignée de lord Stiamot, de lord Dekkeret et de lord Prestimion, vous êtes le frère de lord Voriax, vous êtes le fils de la Dame de l’Ile. Et vous me demandez de vous considérer comme un simple mortel ? Et vous me demandez de ne pas avoir peur de vous ?
Atterré, il fixait Carabella.
Il se souvint de ce qui lui avait traversé l’esprit quand, debout dans les rues de Pidruid, il avait regardé passer lord Valentin le Coronal dans le grand défilé, quand il avait ressenti la fascination de la grâce et du pouvoir, et compris qu’être Coronal signifiait devenir un être d’exception, un personnage entouré d’une aura, celui qui règne sur vingt milliards de sujets, qui porte en lui les énergies additionnées des souverains célèbres qui l’ont précédé depuis des milliers d’années, qui est destiné à prendre un jour possession du Labyrinthe et à exercer la charge de Pontife. Aussi incompréhensible que tout cela lui fût, cela commençait à pénétrer en lui et le laissait confondu et accablé. Mais c’était absurde. Avoir peur de lui-même ? Se prosterner avec révérence devant sa propre majesté imaginaire ? Il était Valentin le jongleur et rien d’autre !
Carabella sanglotait. Encore un moment et elle allait devenir hystérique. Le Vroon, sans nul doute, devait avoir une potion calmante qui la soulagerait.
— Attends, dit Valentin. Je reviens dans un instant. Je vais demander à Deliamber quelque chose pour te calmer.
Il sortit de la chambre comme une flèche et s’engagea dans le couloir en se demandant dans quelle chambre dormait le magicien. Toutes les portes étaient fermées. Il allait se résoudre à frapper au hasard à une porte, en espérant ne pas tomber sur Zalzan Kavol quand une voix sèche s’éleva de l’obscurité, quelque part au-dessous de son bras.
— On a de la peine à trouver le sommeil ?
— Deliamber ?
— Ici. Juste à côté de vous.
Valentin scruta l’ombre en plissant les yeux et distingua le Vroon, les tentacules croisés, assis par terre dans une sorte de posture de méditation. Deliamber se leva.
— Je pensais que vous risquiez de vous mettre bientôt à ma recherche, dit-il.
— Carabella a reçu un message. Elle a besoin d’une potion pour apaiser son esprit. Avez-vous quelque chose qui puisse faire l’affaire ?
— Je n’ai pas de potion, non. Mais un attouchement, oui… c’est possible. Venez.
Le petit Vroon se coula le long du couloir et dans la chambre que Valentin partageait avec Carabella. Elle n’avait pas bougé et était encore misérablement recroquevillée près du lit, vêtue de sa robe enfilée à la hâte. Deliamber se dirigea immédiatement vers elle et entoura délicatement ses épaules de ses tentacules flexibles. Elle relâcha tous ses muscles tendus et s’effondra d’un coup, comme désossée. Le bruit de sa respiration profonde résonnait étrangement dans la chambre. Au bout d’un moment, elle releva la tête, calmée, mais avec encore quelque chose d’hébété et de figé dans le regard. Elle tendit le bras vers Valentin et dit :
— J’ai rêvé qu’il était, qu’il avait été… Elle hésitait à poursuivre.
— Je sais, fit Deliamber.
— Ce n’est pas vrai, dit Valentin d’une voix sourde. Je ne suis qu’un jongleur.
— Vous n’êtes qu’un jongleur maintenant, reprit doucement Deliamber.
— Vous aussi, vous croyez ces bêtises.
— C’était évident dès le début. Quand vous vous êtes interposé entre le Skandar et moi. C’est le fait d’un roi, me suis-je dit, et j’ai lu dans votre âme…
— Comment ?
— Une des ficelles du métier. J’ai lu dans votre âme et j’ai vu ce que l’on vous avait fait…
— Mais ce genre de chose est impossible ! protesta Valentin. Arracher l’âme d’un homme de son corps et la mettre dans le corps d’un autre et mettre l’âme d’un autre dans son…
— Impossible ? Non, répliqua Deliamber, je ne crois pas. On raconte à Suvrael que des essais dans cette science sont effectués à la cour du Roi des Rêves. Cela fait plusieurs années maintenant que filtrent des rumeurs d’étranges expériences.
Valentin contemplait le bout de ses doigts d’un air maussade.
— Il n’est pas possible de réaliser cela.
— C’était aussi mon avis, les premières fois où j’en ai entendu parler. Puis je me suis penché sur la question. Il y a de nombreuses pratiques magiques presque aussi impressionnantes dont je détiens les secrets, et je ne suis qu’un magicien de second plan. Les germes de cette discipline existent depuis longtemps. Peut-être quelque sorcier suvraelien a-t-il enfin trouvé un moyen de provoquer son épanouissement. Si j’étais à votre place, Valentin, je ne rejetterais pas cette possibilité.
— Un échange de corps ? fit Valentin, l’air égaré. Ce n’est pas mon vrai corps ? Mais à qui serait-il, alors ?
— Qui sait ? Un malheureux, victime d’un accident, noyé peut-être ou étouffe par un morceau de viande, ou ayant imprudemment absorbé un champignon vénéneux. Sa mort, quelle qu’en soit la cause, laissant son corps pratiquement intact. Dans l’heure suivant la mort, on transporte le corps dans un endroit tenu secret pour transplanter l’âme du Coronal dans l’enveloppe vide, puis un autre homme, renonçant à jamais à sa propre apparence, prend rapidement possession du crâne vacant du Coronal, conservant peut-être une bonne partie de la mémoire et de l’esprit du Coronal en sus des siens, ce qui lui permet de poursuivre la mascarade en gouvernant comme s’il était le véritable monarque…
— Je ne peux pas accepter cela, fit Valentin avec entêtement.
— Quoi qu’il en soit, poursuivit Deliamber, quand j’ai lu dans votre âme, j’ai tout vu exactement comme je viens de vous le décrire. Et j’ai ressenti un grand désarroi – dans ma profession il est rare de rencontrer un Coronal ou de découvrir une imposture aussi énorme –, et il m’a fallu un certain temps pour reprendre mes esprits, et je me suis demandé s’il n’était pas plus sage d’oublier ce que j’avais vu, et pendant un moment je l’ai sérieusement envisagé. Mais j’ai vite compris que je ne pourrais pas le faire, que je serais fouaillé jusqu’à la fin de mes jours par des rêves monstrueux si je taisais ce que je savais. Je me suis dit que sur cette planète, il y avait beaucoup de choses à réparer et que, si le Divin me l’accordait, j’allais participer à cette tâche. Et cela vient de commencer.