— Mais il n’y a rien de vrai là-dedans.
— Admettons, pour le seul plaisir de la discussion, qu’il y ait quelque chose de vrai, insista Deliamber. Imaginons qu’ils se soient emparés de vous à Tilomon, qu’ils vous aient dépouillé de votre enveloppe physique et qu’ils aient placé un usurpateur sur le trône. Supposons que ce soit le cas. Que feriez-vous alors ?
— Rien du tout.
— Vraiment ?
— Rien, répéta Valentin avec force. Que soit Coronal celui qui veut être Coronal. Je crois que le pouvoir est une maladie et que gouverner est une folie réservée aux insensés. J’ai peut-être résidé naguère sur le Mont du Château, admettons, mais je n’y suis plus maintenant, et rien dans ma nature ne me pousse à y retourner. Je suis un jongleur, un bon jongleur en progrès constants, et un homme heureux. Le Coronal est-il heureux, lui ? Et le Pontife ? Si l’on m’a évincé du pouvoir, je considère cela comme une chance. Je n’ai nulle envie de reprendre le fardeau des responsabilités.
— C’est ce à quoi vous étiez destiné.
— Destiné ? Destiné ? répéta Valentin en riant. Autant dire que j’étais destiné à être Coronal pendant une brève période puis à être remplacé par quelqu’un de plus qualifié que moi. Il faut être fou pour vouloir gouverner, Deliamber, et je suis sain d’esprit. Le pouvoir est une charge et une corvée. Je ne l’accepterai pas.
— Mais si, vous l’accepterez, reprit Deliamber. Vous avez été victime de manipulations et vous n’êtes plus vous-même. Mais lorsqu’on a été Coronal, on le reste à jamais. Vous guérirez et vous redeviendrez ce que vous étiez, lord Valentin.
— N’utilisez pas ce titre !
— Il vous reviendra, dit Deliamber.
Valentin écarta la suggestion d’un haussement d’épaules furieux. Il tourna la tête vers Carabella : elle s’était endormie par terre, la tête appuyée contre le lit. Il la souleva précautionneusement et l’allongea sous le couvre-lit. Puis, se tournant vers Deliamber, il lui dit :
— Il se fait tard et nous avons passé beaucoup de temps à des bêtises ce soir. Toute cette pénible discussion m’a donné d’affreux maux de tête. Faites-moi ce que vous lui avez fait, sorcier, et apportez-moi le sommeil, et ne me parlez plus de ces responsabilités qui n’ont jamais été miennes et ne le seront jamais. Nous avons un spectacle demain, et je veux être frais et dispos.
— Très bien. Couchez-vous.
Valentin s’allongea près de Carabella. Le Vroon le toucha légèrement d’abord, puis avec plus de force, et Valentin sentit son esprit commencer à s’obscurcir. Le sommeil l’enveloppa rapidement, comme une épaisse nappe blanche de brouillard s’avançant sur l’océan au crépuscule. Bien. Très bien. Et il perdit conscience avec plaisir.
Cette nuit-là, il rêva, et son rêve baignait dans une lumière vive et crue, indiscutablement caractéristique d’un message, et les images avaient une acuité au-delà de toute imagination.
Il se vit traversant la terrible plaine pourpre qu’il avait si souvent parcourue dans ses songes récents. Mais cette fois il savait sans discussion où se trouvait la plaine : ce n’était pas une création de l’imagination, c’était le lointain continent de Suvrael qui s’étendait sans protection sous le feu impitoyable du soleil et ces fissures dans la terre étaient les stigmates de l’été par lesquels avait été aspiré le peu d’humidité que le sol contenait. De hideuses plantes vrillées et flasques, aux feuilles gonflées et grisâtres, gisaient sur le sol et d’innombrables choses hérissées d’épines et aux nœuds curieusement anguleux poussaient très haut. Valentin marchait rapidement malgré la chaleur, le vent impitoyablement mordant et la sécheresse à fendiller la peau. Il était en retard, on l’attendait au palais du Roi des Rêves où il avait été engagé pour jongler.
Le palais se dressait maintenant devant lui, sinistre, plongé dans l’ombre, tout en tourelles crénelées et en portiques déchiquetés, une bâtisse aussi repoussante et hérissée de piquants que les plantes du désert. Elle semblait tenir beaucoup plus de la prison que du palais, tout au moins par son aspect extérieur, mais à l’intérieur tout était différent, frais et luxueux, avec des fontaines dans les cours, des tentures de velours et un parfum de fleurs flottant dans l’air. Des serviteurs s’inclinèrent devant lui et lui montrèrent le chemin d’une grande chambre où ils le dépouillèrent de ses vêtements couverts d’une croûte de sable, le baignèrent, le séchèrent dans des serviettes légères comme la plume, lui offrirent des sorbets, un vin glacé d’une teinte argentée et des morceaux d’une viande savoureuse et inconnue avant de le mener dans la grande salle du trône aux hautes voûtes où le Roi des Rêves siégeait en grand apparat.
De loin, Valentin le vit sur son trône : Simonan Barjazid, la Puissance maléfique et déconcertante qui, de son territoire désert et balayé par les vents, envoyait sur toute la surface de Majipoor ses messages chargés d’une lourde signification. Il était solidement bâti, le visage glabre, mafflu, les yeux enfoncés et cernés, et portait autour de sa tête aux cheveux ras le diadème en or, l’instrument de sa puissance, l’amplificateur de pensée conçu mille ans auparavant par un Barjazid. À la gauche de Simonan était assis son fils Cristoph, bien en chair comme son père, et à sa droite son fils Minax, l’héritier, maigre, la mine rébarbative, le teint foncé, le visage en lame de couteau, comme s’il avait été aiguisé par les vents du désert.
Le Roi des Rêves, d’un geste désinvolte de la main, ordonna à Valentin de commencer.
Il jonglait avec des poignards, dix ou quinze, des stylets brillants qui pouvaient lui traverser le bras de part en part s’il les recevait mal, mais il les maniait avec une grande facilité, jonglant comme seul Sleet pouvait le faire, ou peut-être Zalzan Kavol, une démonstration pleine de virtuosité. Valentin, bien d’aplomb sur ses jambes, ne donnait que d’imperceptibles coups de poignet et les couteaux prenaient leur envol en jetant des éclairs éblouissants, décrivaient un arc très haut dans l’air et retombaient exactement à l’endroit où les doigts les attendaient, et à mesure de leurs montées et de leurs descentes, l’arc qu’ils décrivaient changeait de forme, n’était plus une simple, cascade, mais devenait une constellation, l’emblème du Coronal, les pointes dirigées vers l’extérieur pendant qu’ils étaient en l’air, mais soudain, alors que Valentin approchait de l’apothéose, les poignards s’immobilisèrent en plein vol, planant juste au-dessus de ses doigts impatients et refusant de descendre.
Et de derrière le trône surgit un homme à l’aspect menaçant et au regard farouche, Dominin Barjazid, le troisième fils du Roi des Rêves. Il se dirigea à grands pas vers Valentin et d’un geste méprisant cueillit la constellation de poignards et les glissa dans la ceinture de sa robe.
— Vous êtes un excellent jongleur, lord Valentin, fit le Roi des Rêves avec un sourire moqueur. Vous avez enfin trouvé une occupation qui vous convient.
— Je suis Coronal de Majipoor, répliqua Valentin.
— Vous étiez. Vous étiez. Vous êtes un vagabond, maintenant, et incapable de devenir autre chose.
— Un fainéant, dit Minax Barjazid.
— Un lâche, dit Cristoph Barjazid. Et il ajouta :
— Un oisif.
— Qui se dérobe à son devoir, déclara Dominin Barjazid.
— Vous êtes déchu de votre rang, dit le Roi des Rêves. Vous êtes démis de vos fonctions. Partez. Allez jongler, Valentin le jongleur. Partez, saltimbanque. Partez, vagabond.