— Je suis Coronal de Majipoor, répéta Valentin d’une voix ferme.
— Plus maintenant, dit le Roi des Rêves.
Il porta les mains au diadème qui lui ceignait le front et Valentin vacilla et trembla comme si le sol s’était ouvert sous lui, puis il trébucha et tomba, et quand il releva les yeux, il vit que Dominin Barjazid avait revêtu le pourpoint vert et la robe d’hermine du Coronal et que son apparence s’était transformée, si bien que son visage était le visage de lord Valentin et que son corps était le corps de lord Valentin, et avec les poignards qu’il avait pris à Valentin il avait composé la couronne du Coronal dont son père Simonan Barjazid lui ceignait la tête.
— Vous voyez ? cria le Roi des Rêves. Le pouvoir revient à ceux qui en sont dignes ! Partez, jongleur ! Partez !
Et Valentin s’enfuit dans le désert pourpre, et il vit les tourbillons de sable venant du sud qui se précipitaient vers lui, et il essaya de leur échapper, mais la tempête l’environnait de toutes parts. Il hurla : « Je suis lord Valentin le Coronal ! » mais sa voix se perdit dans le vent et il sentit le sable sous ses dents. Il hurla de nouveau : « C’est une trahison, c’est une usurpation de pouvoir ! » et son cri fut emporté par le vent. Il se retourna vers le palais du Roi des Rêves, mais il n’était plus visible, et il fut accablé par la sensation écrasante d’une perte éternelle. Il se réveilla.
Carabella était paisiblement allongée à ses côtés. Les premières lueurs pâles de l’aube pénétraient dans la chambre. Bien que son rêve ait été monstrueux, un message du plus sinistre augure, il se sentait parfaitement calme. Pendant des jours, il avait essayé de nier la vérité, mais il n’était plus possible maintenant de la rejeter, aussi étrange et fantastique qu’elle parût. Il était naguère Coronal de Majipoor dans un autre corps et on l’avait dépouillé de ce corps et de son identité.
Était-ce possible ? On pouvait difficilement écarter un rêve aussi pressant ou refuser d’en tenir compte. Il fouilla jusqu’au plus profond de lui pour essayer de ressusciter des souvenirs du pouvoir, des cérémonies sur le Mont du Château, des fragments de la pompe royale, la saveur des responsabilités, mais en vain. Il ne retrouvait absolument rien. Il était jongleur, rien d’autre qu’un jongleur, et il ne retrouvait pas le moindre lambeau de son passé avant Pidruid. C’était comme s’il avait vu le jour au bord de cette falaise, quelques instants avant de rencontrer le pâtre Shanamir, comme s’il était né là-bas avec de l’argent dans sa bourse, une gourde de bon vin rouge accrochée à la hanche et quelques souvenirs diffus et factices dans la tête. Et si c’était vrai ? S’il était vraiment Coronal ? Eh bien, dans ce cas, il lui faudrait aller de l’avant dans l’intérêt de toute la planète, renverser le tyran et reconquérir sa position légitime. C’était une obligation de conscience à laquelle il lui faudrait satisfaire. Mais l’idée était absurde et lui desséchait la gorge, lui faisait battre le cœur et l’amenait au bord de la panique. Renverser cet homme brun qui détenait le pouvoir, qui avait traversé Pidruid en grande pompe ? Comment ce projet pouvait-il être réalisable ? Et, sans parler de le détrôner, comment seulement s’approcher d’un Coronal ? Que cela ait – peut-être – été fait une fois n’impliquait pas pour autant que cela pouvait être réalisé de nouveau, surtout par un jongleur itinérant, un jeune homme insouciant qui ne ressentait pas l’irrésistible besoin de s’atteler à une tâche impossible. De plus, Valentin voyait en lui un peu d’aptitude à gouverner. S’il avait réellement été Coronal, il avait dû avoir des années de formation sur le Mont du Château, un long apprentissage des manieras et des usages de la cour ; mais il ne lui restait plus la moindre trace de tout cela. Comment pouvait-il prétendre être un monarque sans avoir aucune des compétences d’un monarque ? Et pourtant… et pourtant…
Il tourna la tête vers Carabella. Elle était éveillée ; elle avait les yeux ouverts ; elle l’observait en silence. Il la sentait encore pleine de déférence, mais la terreur l’avait quittée.
— Qu’allez-vous faire, seigneur ? demanda-t-elle.
— Appelle-moi Valentin, une fois pour toutes.
— Si vous me l’ordonnez.
— Je te l’ordonne.
— Alors, Valentin… dis-moi, que vas-tu faire ?
— Poursuivre le voyage avec les Skandars, répondit-il. Continuer à jongler. Posséder cet art à fond. Surveiller mes rêves de près. Attendre mon heure en essayant de comprendre. Que puis-je faire d’autre, Carabella ?
Il posa légèrement la main sur la sienne, elle eut un mouvement de recul instantané, mais se détendit aussitôt et vint placer son autre main sur celle de Valentin.
— Que puis-je faire d’autre, Carabella ? répéta-t-il en souriant.
LE LIVRE DES MÉTAMORPHES
1
La cité Ghayrog de Dulorn était une merveille architecturale, une ville d’une éclatante beauté de glace qui s’étendait sur trois cents kilomètres au cœur de l’immense vallée de Dulorn. Bien qu’elle couvrît une vaste superficie, elle était surtout remarquable par son développement en hauteur : de grandes tours brillantes, aux formes hardies, mais dont les matériaux étaient sévèrement limités en nombre, qui s’élevaient en cônes obliques du sol tendre et riche en gypse. Le seul matériau autorisé à Dulorn était la pierre originaire de la région, un calcaire léger, à indice de réfraction élevé, qui scintillait comme le cristal, voire comme le diamant. Les habitants de Dulorn avaient façonné dans ce matériau leurs hautes constructions terminées en pointe et les avaient agrémentées de parapets et de balcons, d’énormes arcs-boutants flamboyants, de corniches en encorbellement, de stalactites et stalagmites aux facettes chatoyantes, de passerelles semblables à de la dentelle jetées très haut au-dessus des rues, de colonnades, de dômes, de pendentifs et de pagodes. La troupe des jongleurs de Zalzan Kavol, qui approchait de la ville en venant de l’ouest, y arriva presque exactement à midi, à l’heure où le soleil brillait à la verticale et où des flammes blanches paraissaient danser le long des murs des tours titanesques. Valentin en eut le souffle coupé d’émerveillement. Quelle ville immense ! Quelle débauche de lumière et de beauté architecturale !
Dulorn comptait quatorze millions d’habitants, ce qui en faisait une des plus grandes villes de Majipoor, bien qu’en aucun cas la plus peuplée. Valentin avait entendu dire que sur le continent d’Alhanroel une ville de cette taille n’avait rien d’exceptionnel, et que même ici, sur le continent beaucoup plus agreste de Zimroel, nombreuses étaient celles qui l’égalaient ou la surpassaient. Mais il se dit que nulle autre ville ne devait égaler sa beauté. Dulorn tenait à la fois du feu et de la glace. Ses flèches resplendissantes attiraient l’attention avec insistance, comme une musique légère et irrésistible, comme les accents éclatants d’un orgue puissant déchirant les ténèbres de l’espace.
— Pas d’auberge de campagne pour nous ce soir ! cria Carabella d’une voix joyeuse. Nous aurons un hôtel, avec des draps fins et des oreillers moelleux !
— Tu crois que Zalzan Kavol se montrera aussi généreux ? demanda Valentin.
— Généreux ? fit Carabella en riant. Il n’a pas le choix. Dulorn n’a que des hôtels luxueux. Si nous passons la nuit ici, nous dormirons dans la rue ou nous dormirons comme des princes. Il n’y a pas de solution intermédiaire.
— Comme des princes, répéta Valentin. Dormir comme des princes. Pourquoi pas ?