Выбрать главу

Il lui avait fait jurer, le matin avant de quitter l’auberge, de ne souffler mot à personne des événements de la nuit précédente, ni à Sleet, ni à aucun des Skandars, ni même, si jamais elle éprouvait le besoin d’en consulter un, à un interprète des rêves. Il avait exigé d’elle de prêter serment au nom de la Dame, du Pontife et du Coronal de garder le silence. Il lui avait en outre ordonné de continuer à se conduire vis-à-vis de lui comme s’il avait toujours été et devait rester jusqu’à la fin de ses jours Valentin le jongleur itinérant. En lui arrachant ce serment, Valentin avait parlé avec une force et une noblesse dignes d’un Coronal, si bien que la pauvre Carabella, agenouillée et tremblante, avait de nouveau eu aussi peur de lui que s’il avait porté la couronne royale. Il avait mauvaise conscience à ce propos, car il était loin d’être convaincu que les rêves étranges de la nuit précédente devaient être pris au pied de la lettre. Mais il n’était pourtant pas question de les ignorer purement et simplement et il lui fallait donc prendre des précautions, garder le secret et user d’artifice. Toutes ces manœuvres produisaient sur lui un effet bizarre. Il fit également jurer à Autifon Deliamber de garder le silence, tout en se demandant dans quelle mesure il pouvait faire confiance à un Vroon et à un sorcier, mais il semblait y avoir des accents de sincérité dans la voix de Deliamber pendant qu’il promettait de mériter sa confiance.

— Et qui d’autre est au courant ? demanda Deliamber.

— Seulement Carabella. Et elle est liée par le même serment.

— Vous n’avez rien dit au Hjort ?

— À Vinorkis ? Pas un seul mot. Pourquoi me demandez-vous ça ?

— Il vous observe avec beaucoup trop d’attention, répondit le Vroon. Il pose trop de questions. Je n’ai guère de sympathie pour lui.

— Ce n’est pas difficile de ne pas aimer les Hjorts, répliqua Valentin en haussant les épaules. Mais que craignez-vous de lui ?

— Il protège trop bien son esprit. Il a une aura maléfique. Gardez vos distances avec lui, Valentin, sinon il risque de vous créer des ennuis.

Les jongleurs entrèrent dans la cité et suivirent de larges avenues éblouissantes pour se rendre à leur hôtel, guidés par Deliamber qui semblait avoir un plan du moindre recoin de Majipoor gravé dans la tête. La roulotte s’arrêta devant une tour d’une hauteur remarquable et d’une impressionnante audace architecturale avec des minarets, des voûtes en ogive et de brillantes fenêtres octogonales. En descendant de la roulotte Valentin demeura saisi d’étonnement, clignant les yeux, bouche bée.

— On dirait que vous venez de recevoir un coup sur la tête, fit Zalzan Kavol d’un ton bourru. Vous n’aviez jamais vu Dulorn ?

Valentin fit un geste évasif. Sa mémoire poreuse ne lui restituait rien de Dulorn, mais quiconque avait vu une fois cette ville ne pouvait l’oublier. Cela semblait appeler un commentaire.

— Existe-t-il quelque chose de plus grandiose sur Majipoor ? demanda-t-il simplement.

— Oui, répondit le gigantesque Skandar. Une soupière de bouillon chaud. Un gobelet de bon vin. Une pièce de viande rôtie à la broche. On ne se nourrit pas de belle architecture. Le Mont du Château tout entier ne vaut pas un étron desséché pour un homme affamé.

Zalzan Kavol eut un reniflement d’autosatisfaction et, soulevant ses bagages, pénétra dans l’hôtel d’un pas décidé.

Stupéfait, Valentin cria derrière lui :

— Mais je ne parlais que de la beauté des villes.

Thelkar, habituellement le plus taciturne des Skandars, dit en s’adressant à Valentin :

— Zalzan Kavol admire Dulorn beaucoup plus que vous le croiriez. Mais il ne le reconnaîtra jamais.

— La seule ville pour laquelle il ait une admiration ouverte, intervint à son tour Gibor Haern, est Piliplok, celle où nous sommes nés. Cela lui paraîtrait déloyal de dire un seul mot en faveur de n’importe quelle autre ville.

— Chut ! s’écria Erfon Kavol. Le voilà !

Leur frère ainé venait de réapparaître à la porte de l’hôtel.

— Alors ? tonna Zalzan Kavol. Pourquoi restez-vous plantés là ? Répétition dans trente minutes !

Ses yeux jaunes flamboyaient comme ceux de quelque bête féroce. Il gronda, serra les quatre poings d’un air menaçant et disparut de nouveau.

Quel étrange patron, se dit Valentin. Il soupçonnait que sous ce pelage hirsute, dans les profondeurs, se trouvait un être plein de courtoisie, voire – qui pouvait le dire ? – de gentillesse. Mais Zalzan Kavol cultivait avec assiduité le côté bourru de son caractère.

Les jongleurs avaient été engagés pour se produire au Cirque Perpétuel de Dulorn où des festivités municipales se déroulaient à chaque heure du jour et tous les jours de l’année. Les Ghayrogs, qui formaient l’essentiel de la population de la ville et de la province environnante, ne dormaient pas la nuit, mais pendant toute une saison, deux ou trois mois d’affilée, surtout en hiver, et quand ils ne dormaient pas, ils avaient un insatiable désir de divertissements. D’après Deliamber, ils payaient bien et il n’y avait jamais assez d’artistes itinérants dans cette partie de Majipoor pour satisfaire leurs besoins.

Quand la troupe fut rassemblée pour la séance d’entraînement de l’après-midi, Zalzan Kavol annonça que leur représentation de la nuit était programmée entre la quatrième et là sixième heure après minuit. Valentin fut loin de s’en réjouir. Car cette nuit-là, il attendait avec une impatience particulière les conseils que pourraient lui apporter ses rêves, après les importantes révélations de la nuit précédente. Mais quelles chances avait-il d’avoir des rêves fructueux s’il passait la plupart des heures fertiles de la nuit sur une scène ?

— Nous pouvons dormir avant, proposa Carabella. Les rêves surviennent à n’importe quelle heure. À moins que tu n’aies pris rendez-vous pour un message.

C’était une remarque bien malicieuse pour quelqu’un qui avait tremblé de peur devant lui un peu de temps auparavant. Il sourit pour lui montrer qu’il ne lui en tenait pas rigueur – il sentait son manque de confiance en elle poindre sous la moquerie – et répondit :

— Je risque de ne pas dormir du tout, en sachant que je dois me lever si tôt.

— Demande à Deliamber de te faire un attouchement comme hier soir, suggéra-t-elle.

— Je préfère ne rien devoir à personne pour m’endormir, dit-il.

C’est ce qu’il fit, après un pénible après-midi d’entraînement et un dîner réconfortant de viande séchée et de vin bleu glacé à l’hôtel. Il avait pris une chambre pour lui seul et avant de se glisser dans les draps – des draps frais et doux, comme l’avait dit Carabella – il se recommanda à la Dame de l’Île et pria pour qu’elle lui envoie un message, ce qui était permis et fréquemment demandé, bien que rarement efficace. C’était l’aide de la Dame maintenant dont il éprouvait le plus grand besoin. S’il était en réalité un Coronal déchu, alors elle était sa mère selon la chair aussi bien que sa mère spirituelle et elle pourrait lui confirmer son identité et le diriger dans sa quête.

Pendant qu’il se laissait gagner par le sommeil, il essaya de se représenter la Dame et son Ile, de l’atteindre en franchissant en pensée les milliers de kilomètres qui les séparaient, d’établir par-dessus cette immensité une sorte de liaison qui leur permette d’entrer en contact. Mais il était handicapé par toutes les lacunes de sa mémoire. Il était vraisemblable que chaque adulte de Majipoor connaissait les traits de la Dame et la topographie de l’Île aussi bien que le visage de sa propre mère et les faubourgs de sa ville, mais l’esprit diminué de Valentin lui fournissait surtout des vides qu’il lui fallait combler grâce à son imagination et en s’en remettant au hasard. À quoi ressemblait son image pendant le feu d’artifice à Pidruid ? Un visage rond et souriant, une chevelure longue et épaisse. Très bien. Et le reste ? Supposons qu’elle ait les cheveux bruns et brillants, bruns comme ceux de ses fils lord Valentin et feu lord Voriax. Les yeux sont bruns, chauds et vifs, les lèvres pleines ; elle a de petites fossettes et de charmantes pattes d’oie aux coins des yeux. C’est une femme robuste, au port majestueux, et elle se promène dans un jardin rempli d’une végétation luxuriante et florifère, de tanigales jaunes, de camélias et d’eldirons et de thwales pourpres, toute la richesse d’une vie tropicale. Elle s’arrête pour cueillir une fleur et l’enfonce dans ses cheveux, puis elle reprend sa marche en suivant une allée de dalles de marbre blanc qui serpente entre les buissons. Puis elle débouche sur un vaste patio de pierre creusé dans la colline sur laquelle elle réside, baissant les yeux sur la suite de terrasses en gradins descendant en larges courbes jusqu’à la mer. Et elle regarde vers l’ouest, vers le lointain continent de Zimroel, elle ferme les yeux, elle pense à son fils disparu, errant, exilé dans la cité des Ghayrogs, elle rassemble ses forces et elle envoie de doux messages d’espoir et de courage à destination du proscrit de Dulorn… Valentin s’enfonça dans un profond sommeil. Et, de fait, il eut la visite de la Dame pendant qu’il rêvait. Ce ne fut pas sur le flanc de la colline, près de son jardin, qu’il la rencontra, mais dans une ville morte au milieu d’un désert, un lieu en ruine aux piliers de grès rongés par les intempéries et aux autels fracassés. Ils arrivèrent à la rencontre l’un de l’autre en venant des côtés opposés d’un forum délabré sous un clair de lune spectral. Mais le visage de la Dame était voilé et elle détournait la tête ; il la reconnut à ses lourdes boucles brunes et au parfum de la fleur d’eldiron aux pétales soyeux qu’elle portait derrière l’oreille, et il sut qu’il était en présence de la Dame de l’Ile, mais il avait besoin de son sourire pour réchauffer son âme dans ce lieu de désolation, il avait besoin du réconfort de ses doux yeux, et il ne voyait que le voile, les épaules et le profil de cette tête qui se dérobait. « Mère ? fit-il d’une voix mal assurée. Mère, c’est Valentin ! Vous ne me reconnaissez pas ? Regardez-moi, mère ! »