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Elle passa en flottant près de lui, tel un spectre, et disparut entre deux colonnes brisées décorées de scènes des hauts faits des grands Coronals. « Mère ! » cria-t-il.

Le rêve était terminé. Valentin tenta de la faire revenir, mais en vain. Il s’éveilla et scruta l’obscurité, revoyant la forme voilée et cherchant une signification. Elle ne l’avait pas reconnu. Était-il si profondément transformé que même sa propre mère n’arrivait pas à savoir qui était dissimulé dans ce corps ? Ou bien n’avait-il jamais été son fils, si bien qu’il n’y avait aucune raison pour qu’elle le reconnût ? Ces questions restaient sans réponse. Si l’âme du brun lord Valentin était enchâssée dans le corps du blond Valentin, la Dame de l’Île de son rêve n’en avait rien montré et il n’en savait pas plus qu’au moment où il avait fermé les yeux.

Que de vaines chimères, se dit-il, que d’idées fumeuses, que de folies ! Il se laissa de nouveau gagner par le sommeil. Et presque aussitôt, à ce qu’il lui sembla, une main se posa sur son épaule et le secoua jusqu’à ce qu’il reprenne conscience à regret. C’était Carabella.

— Il est deux heures après minuit, lui dit-elle. Zalzan Kavol veut que nous soyons tous en bas dans la roulotte dans une demi-heure. As-tu fait un rêve ?

— Rien de concluant. Et toi ?

— Je suis restée éveillée, répondit-elle. Cela m’a paru plus sûr. Il y a des nuits où l’on préfère ne pas rêver.

Pendant qu’il commençait à s’habiller, elle demanda timidement :

— Est-ce que je partagerai encore ta chambre, Valentin ?

— Tu aimerais ?

— J’ai juré de continuer à agir avec toi comme je le faisais avant… avant de savoir. Oh, Valentin, j’ai eu si peur ! Mais oui. Oui, soyons de nouveau compagnons, et même amants. Demain soir !

— Et si je suis le Coronal ?

— Je t’en prie, ne pose pas de telles questions.

— Et si c’est vrai ?

— Tu m’as ordonné de t’appeler Valentin et de te considérer comme Valentin. Et cela, je le ferai, si tu le veux bien.

— Crois-tu que je sois Coronal ?

— Oui, murmura-t-elle.

— Cela ne t’effraie plus ?

— Un peu. Juste un peu. Tu me parais encore humain.

— Bien.

— J’ai eu toute la journée pour me faire à cette idée. Et j’ai prêté serment. Je dois penser à toi en tant que Valentin. Je l’ai juré sur les Puissances.

Elle lui adressa une grimace espiègle.

— J’ai juré sur le Coronal d’agir comme si tu n’étais pas Coronal et je dois respecter mon serment, et donc te traiter avec désinvolture, t’appeler Valentin, ne manifester aucune crainte devant toi et me conduire comme si rien n’avait changé. Donc je peux partager ton lit demain soir ?

— Oui.

— Je t’aime, Valentin.

Il l’attira doucement vers lui.

— Je te remercie d’avoir réussi à surmonter ta peur. Je t’aime. Carabella.

— Zalzan Kavol sera furieux si nous sommes en retard, dit-elle.

2

Le Cirque Perpétuel était une construction radicalement différente de l’architecture caractéristique de Dulorn. C’était un édifice cylindrique géant, plat et sans le moindre ornement. Parfaitement circulaire, il ne faisait pas plus de vingt-cinq mètres de haut et était isolé sur un énorme terrain vague situé dans un quartier périphérique à l’est de la ville. À l’intérieur, un vaste espace central constituait une scène impressionnante et, tout autour, couraient les gradins en rangées superposées qui s’élevaient en cercles concentriques jusqu’au plafond.

L’endroit pouvait contenir des milliers, voire des centaines de milliers de spectateurs. Valentin s’aperçut avec stupéfaction qu’il était presque rempli, à cette heure qui pour lui était le milieu de la nuit. Il lui était difficile de porter son regard vers le public car les feux de la scène l’éblouissaient, mais il distinguait toutefois une multitude de spectateurs assis ou vautrés dans leur siège. Presque tous étaient des Ghayrogs, même si de temps à autre il apercevait un Hjort, un Vroon ou un humain. Aucune région de Majipoor n’était entièrement peuplée par une race unique – d’anciens décrets gouvernementaux remontant à l’époque des fortes concentrations de population non humaine interdisaient de tels rassemblements ailleurs que sur le territoire de la réserve des Métamorphes – mais les Ghayrogs avaient l’esprit de clan particulièrement développé et avaient tendance à se regrouper à Dulorn et autour de la ville dans les limites fixées par la loi. Bien que mammifères, ils présentaient certains traits reptiliens qui n’étaient guère appréciés de la plupart des autres races : une langue agile, rouge et fourchue, une peau grisâtre et squameuse, à la consistance élastique et à l’aspect luisant, des yeux verts et froids qui ne cillaient jamais. Leurs cheveux, qui évoquaient Méduse, étaient composés de tresses noires se tordant en tous sens de manière inquiétante et leur odeur, à la fois douce et âcre, était loin de flatter les narines des non-Ghayrogs.

Valentin suivit la troupe sur la scène avec résignation. Il était désorienté par l’heure et, bien qu’il ait eu suffisamment de sommeil, c’était sans enthousiasme qu’il était debout à cette heure indue. Une fois de plus, il se sentait écrasé par le poids d’un rêve pénible. Pourquoi la Dame l’avait-elle rejeté, pourquoi était-il impuissant à entrer en contact avec elle ? À l’époque où il était simplement Valentin le jongleur, tout était de peu de conséquence pour lui, chaque journée suivait son cours et il n’avait pas à se préoccuper de grands desseins, seulement d’améliorer d’un jour à l’autre son adresse et la sûreté de son coup d’œil. Mais après ces révélations troublantes et ambiguës, il était tenu d’envisager des buts et sa destinée à longue échéance, et de réfléchir à la voie qu’il lui fallait suivre. Tout cela lui déplaisait fort. Il se sentait déjà plein de nostalgie pour le bon vieux temps de Pidruid, où il errait, heureux et désœuvré, à travers la ville grouillante.