Mais les exigences de son art chassèrent rapidement ces idées noires. Il n’avait pas le temps, sous le feu éblouissant des projecteurs, de penser à autre chose qu’à sa tâche. La scène était immense et de nombreuses attractions s’y déroulaient en même temps. Des magiciens vroons faisaient un exercice avec des lumières colorées flottant dans l’air et des volutes de fumée faisait se dresser sur leur queue une douzaine de gros serpents. Un groupe de danseurs grotesquement filiformes, aux corps enduits d’une matière brillante, effectuaient d’austères jetés. Plusieurs petits orchestres très éloignés les uns des autres et composés d’instruments à vent, interprétaient des morceaux de la musique légère et aiguë dont raffolaient les Ghayrogs. Il y avait un acrobate qui se tenait en équilibre sur un doigt, une funambule sur sa corde raide, un homme qui faisait de la lévitation, un trio de souffleurs en train de confectionner autour d’eux une cage en verre, un avaleur d’anguilles, une escouade de clowns déchaînés et bien d’autres encore qui sortaient du champ visuel de Valentin. Le public, affalé et vautré sur les gradins dans la semi-obscurité, n’avait aucun effort à faire pour pouvoir tout regarder, car Valentin s’aperçut que la scène géante se déplaçait lentement, effectuant un léger mouvement de rotation sur un axe invisible, et en une ou deux heures elle faisait un tour complet, présentant ainsi à tour de rôle chaque groupe d’artistes à l’ensemble des spectateurs.
— Toute la scène flotte sur une nappe de mercure, lui souffla Sleet. On pourrait acheter trois provinces avec la valeur du métal.
Comme le regard des spectateurs était sollicité de toutes parts, les jongleurs devaient recourir à leurs effets les plus impressionnants, ce qui impliquait l’exclusion presque totale du novice Valentin, abandonné à des exercices solitaires avec ses massues et utilisé occasionnellement pour envoyer torches et poignards aux autres. Carabella dansait sur un globe d’argent de soixante centimètres de diamètre qui roulait en décrivant des cercles irréguliers au fil de ses mouvements, et elle jonglait avec cinq sphères brillantes qui émettaient une lumière verte. Sleet était juché sur des échasses et se trouvait ainsi plus haut que les Skandars, silhouette minuscule dominant tout le monde, faisant calmement passer d’une main à l’autre trois énormes œufs de moleeka, rouge moucheté de noir, achetés le soir même au marché. Si un œuf lui échappait d’une telle hauteur, sa chute ne passerait certainement pas inaperçue et l’humiliation serait terrible, mais depuis que Valentin connaissait Sleet, il ne l’avait jamais rien vu laisser tomber, et il ne laissa pas tomber d’œuf cette nuit-là encore. Les six Skandars, pour leur part, s’étaient disposés en étoile et, se tournant le dos, ils jonglaient avec des torches enflammées. Avec une coordination parfaite chacun d’eux lançait une torche en arrière par-dessus son épaule extérieure en direction de son frère placé à la branche opposée de l’étoile. Les échanges étaient effectués avec une ahurissante précision, les trajectoires des torches volantes étaient calculées à la perfection de manière à former de superbes traits de feu entrecroisés et pas un poil de la fourrure d’un seul Skandar ne fut roussi pendant tout le temps où ils saisirent en l’air d’un geste désinvolte les torches enflammées que leur envoyaient leurs partenaires invisibles.
Et ils tournaient sur la scène, jonglant par périodes d’une demi-heure, avec cinq minutes pour se détendre dans la fosse centrale, juste au-dessous de la scène, où étaient rassemblés des centaines d’autres artistes faisant une pause. Valentin aspirait à faire quelque chose de plus passionnant que ses petits exercices élémentaires, mais Zalzan Kavol le lui avait interdit. Il n’était pas encore prêt, lui avait dit le Skandar, même s’il se comportait remarquablement bien pour un novice.
Le matin arriva avant que la troupe puisse quitter la scène. Le paiement était effectué à l’heure et la reconduction de l’engagement était déterminée par des appareils de mesure de la réaction des spectateurs fixés sous les sièges et contrôlés par des Ghayrogs impassibles assis dans une cabine dans la fosse même. Certains artistes ne restaient sur scène que quelques minutes avant d’être chassés par l’indifférence ou le mépris général, mais Zalzan Kavol et sa troupe, à qui l’on avait assuré deux heures de spectacle, restèrent quatre heures sur scène. Ils y seraient même restés une cinquième si Zalzan Kavol n’en avait été dissuadé par ses frères qui s’attroupèrent autour de lui pour une brève et violente discussion.
— Sa cupidité, dit calmement Carabella, le conduira à se mettre dans des situations impossibles. Combien de temps s’imagine-t-il que les gens peuvent lancer ces torches avant que quelqu’un ne fasse une bourde ? Même les Skandars finissent par se fatiguer.
— Pas Zalzan Kavol, à ce qu’on dirait, répliqua Valentin.
— Peut-être que lui est une machine à jongler, oui mais ses frères ont des limites. Le synchronisme de Rovorn commence à laisser à désirer. Je suis contente qu’ils aient eu le courage de s’opposer à lui.
Elle sourit.
— Et je commençais à être bien fatiguée aussi. Les jongleurs eurent un tel succès ce soir-là qu’ils furent engagés pour quatre jours supplémentaires. Zalzan Kavol était aux anges – les Ghayrogs versaient de gros cachets à leurs artistes – et il accorda une prime générale de cinq couronnes.
Tout cela est fort bien, se dit Valentin. Mais il n’avait aucune envie de s’installer indéfiniment chez les Ghayrogs. Après le second jour, il commença à bouillir d’impatience.
— Vous aimeriez reprendre la route, lui dit Deliamber. C’est une affirmation, pas une question.
Valentin acquiesça de la tête.
— Je commence à distinguer la forme de la route qui s’ouvre devant moi.
— La route de l’Île ?
— Pourquoi vous donnez-vous la peine de parler avec les gens, demanda Valentin d’un ton détaché, si vous êtes capable de lire jusqu’au fond de leurs pensées ?
— Cette fois, je n’ai pas eu besoin de lire dans votre âme. Votre prochain mouvement est bien évident.
— Aller voir la Dame, oui. Qui d’autre peut me dire franchement qui je suis ?
— Vous avez encore des doutes ? demanda Deliamber.
— Je n’ai aucune autre preuve que les rêves.
— Qui expriment des vérités profondes.
— C’est vrai, répondit Valentin, mais les rêves peuvent être des paraboles, les rêves peuvent être des métaphores, les rêves peuvent être des visions. C’est de la folie de les prendre au sens littéral, sans confirmation. Et la Dame peut m’apporter cette confirmation, tout au moins je l’espère. À quelle distance se trouve l’Ile, magicien ?
Pendant quelques secondes, Deliamber ferma ses grands yeux dorés.
— À des milliers de kilomètres, répondit-il. Nous avons couvert environ un cinquième de la distance à travers Zimroel. Il vous faut suivre la direction de l’est en passant par Khyntor ou Velathys, contourner le territoire des Métamorphes et peut-être descendre la rivière en bateau en passant par Ni-moya jusqu’à Piliplok d’où les bateaux de pèlerins partent pour l’Ile.