— Combien de temps cela prendra-t-il ?
— Pour atteindre Piliplok ? À la vitesse où nous allons actuellement, à peu près cinquante ans. En se déplaçant avec ces jongleurs, en s’arrêtant ici et là, une semaine à chaque fois…
— Et si j’abandonnais la troupe et poursuivais ma route tout seul ?
— Six mois, peut-être. La descente de la rivière est rapide. La traversée des terres prend beaucoup plus de temps. Si nous avions des vaisseaux spatiaux comme ils en ont sur d’autres mondes, cela prendrait un ou deux jours pour se rendre à Piliplok, mais, naturellement, nous nous passons sur Majipoor de bien de appareils dont les autres disposent.
— Six mois ? fit Valentin en grimaçant. Et quel serait le prix pour louer un véhicule et un guide ?
— Environ vingt royaux. Il vous faudra jongler pendant bien longtemps pour rassembler cette somme.
— Et en arrivant à Piliplok, demanda Valentin, que faut-il faire ?
— Payer le passage jusqu’à l’Ile. La traversée dure quelques semaines. Quand on atteint l’Ile, on s’installe sur la terrasse inférieure et on commence l’ascension.
— L’ascension ?
— Des séances de prières, de purification et d’initiation. On gravit les terrasses une à une jusqu’à ce que l’on atteigne la Terrasse de l’Adoration qui est le seuil du Temple Intérieur. Vous ne savez rien de tout cela ?
— Vous savez bien, Deliamber, que l’on m’a trafiqué le cerveau.
— Naturellement.
— Et alors, au Temple Intérieur ?
— À ce moment-là, on est devenu un initié. On est un acolyte au service de la Dame et pour obtenir une audience, il faut s’astreindre à des rites et attendre le rêve de convocation.
— Et combien de temps demande l’ensemble de ce processus ? demanda Valentin d’une voix inquiète, les terrasses, les initiations, le service en tant qu’acolyte, le rêve de convocation ?
— Cela varie. Cinq ans parfois. Dix. Ou bien on n’y arrive jamais. La Dame n’a pas de temps à consacrer à chacun des pèlerins.
— Il n’y a pas de manière plus directe d’obtenir une audience ?
Deliamber émit le toussotement gras qui lui tenait lieu de rire.
— Laquelle ? Frapper à la porte du Temple, clamer que vous êtes son fils et qu’il y a eu substitution d’enfant, exiger d’être reçu ?
— Pourquoi pas ?
— Parce que, répondit le Vroon, les terrasses extérieures de l’Île sont conçues comme des tamis pour éviter que ce genre de chose ne se produise. Il n’y a aucune voie de communication directe avec la Dame, et c’est une volonté délibérée. Cela risque de vous prendre des années.
— Je trouverai un moyen.
Valentin regarda bien en face le petit sorcier.
— Si j’étais sur l’Ile, je pourrais peut-être atteindre son esprit. Je pourrais l’appeler, je pourrais la persuader de me convoquer. Peut-être.
— Peut-être.
— Avec votre aide, je pourrais réussir.
— C’est bien ce que je craignais, fit sèchement Deliamber.
— Vous avez un don pour envoyer des messages. À défaut de la Dame elle-même, nous pourrions atteindre les gens de son entourage. Petit à petit, en nous rapprochant d’elle, en abrégeant l’interminable processus des terrasses…
— Oui, c’est peut-être possible, répondit Deliamber. Mais croyez-vous vraiment que j’aie l’intention d’entreprendre le pèlerinage avec vous ?
Valentin regarda le Vroon en silence pendant un long moment.
— J’en suis persuadé, dit-il finalement. Vous faites semblant de marquer de la réticence, mais vous êtes à l’origine de tous les motifs qui me poussent à me rendre sur l’Ile. Avec vous à mes côtés. N’ai-je pas raison ? Alors, Deliamber ? Vous êtes plus impatient que moi de m’y voir arriver.
— Ah ! fit le sorcier. Nous y sommes !
— Ai-je raison ?
— Si vous vous décidez à aller dans l’Ile, Valentin, je serai à vos côtés. Mais êtes-vous décidé ?
— Parfois.
— Les résolutions intermittentes manquent d’efficacité, dit Deliamber.
— Des milliers de kilomètres. Des années d’attente, La peine et l’adversité. Pourquoi ai-je envie d’entreprendre cela, Deliamber ?
— Parce que vous êtes Coronal et que vous devez reprendre votre trône.
— La première partie est peut-être vraie, même si j’en doute fortement. La seconde appelle des objections.
— Vous préférez vivre sous le règne d’un usurpateur ? demanda Deliamber d’un air cauteleux.
— Que représentent le Coronal et son règne pour moi ? Il vit de l’autre côté de la planète sur le Mont du Château, et je suis un jongleur itinérant.
Valentin étendit les doigts et les regarda comme s’il n’avait jamais vu sa main jusqu’alors.
— Je m’épargnerais bien des efforts en restant avec Zalzan Kavol et en laissant l’autre, quelle que soit son identité, conserver son trône. Supposons qu’il soit un usurpateur sage et juste. Quel serait l’intérêt de Majipoor si je prends toute cette peine uniquement pour me mettre à sa place ? Oh ! Deliamber, Deliamber, est-ce un roi qui s’exprime ainsi ? Qu’est devenue ma soif de pouvoir ? Comment ai-je jamais pu être un prince quand je me moque si manifestement de ce qui s’est passé ?
— Nous avons déjà parlé de cela. On a altéré votre esprit comme on a changé votre corps, monseigneur.
— Qu’importe ! Ma nature royale, si jamais elle fut mienne, a totalement disparu de moi. Cette soif de pouvoir…
— C’est la seconde fois que vous utilisez cette expression, l’interrompit Deliamber. Le désir du pouvoir n’a rien à voir là-dedans. Un vrai roi n’aspire pas au pouvoir ; c’est la responsabilité qui aspire à s’emparer de lui, à le posséder. Ce Coronal est nouveau, il a fait peu de chose jusqu’à présent, hormis le Grand Périple, et déjà le peuple murmure contre ses premiers décrets. Et vous me demandez s’il est sage et juste ? Comment un usurpateur pourrait-il être juste ? C’est un criminel, Valentin, et il règne déjà avec la conscience coupable d’un criminel et, à mesure que le temps passera, ces craintes qui commencent à ronger ses rêves empoisonneront sa vie et il deviendra un tyran. Comment pouvez-vous en douter ? Il éloignera quiconque représentera une menace pour lui… il n’hésitera pas à tuer, s’il en est besoin. Le poison qui court dans ses veines s’attaquera à la vie de la planète tout entière et gagnera chaque citoyen. Et vous, assis ici à contempler vos doigts, ne sentez-vous pas le poids de votre responsabilité ? Comment pouvez-vous parler de vous épargner bien des efforts ? Comme si cela n’avait guère d’importance de savoir qui est le roi. Cela a une grande importance, monseigneur, et vous avez été choisi et éduqué dans ce but, ce n’est pas une loterie. Ou bien vous imaginez-vous que n’importe qui peut devenir Coronal ?
— Oui. Par un caprice du sort.
— C’était peut-être vrai il y a neuf mille ans, répondit Deliamber en ricanant. Il y a une dynastie, monseigneur.
— Une dynastie adoptive ?
— Exactement. Depuis le règne de lord Arioc, et peut-être même avant, les Coronals ont été choisis au sein d’un petit nombre de familles, pas plus d’une centaine de clans, qui tous résident sur le Mont du Château et participent étroitement au gouvernement. L’éducation du nouveau Coronal est déjà commencée, même si lui-même et quelques rares conseillers sont les seuls à le savoir, et on a déjà dû aussi lui choisir deux ou trois suppléants. Mais maintenant la lignée est interrompue, un intrus s’y est immiscé. Il ne peut rien en sortir de bon.