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— Et si l’usurpateur est tout simplement l’héritier présomptif qui en a eu assez d’attendre ?

— Non, répliqua Deliamber. C’est inconcevable. Personne jugé digne d’être Coronal ne renverserait un prince légalement intronisé. De plus, pourquoi cette tromperie qui consiste à prétendre être lord Valentin, s’il est quelqu’un d’autre ?

— Je vous l’accorde.

— Accordez-moi aussi ceci : l’homme qui est actuellement au sommet du Mont du Château n’a ni droit ni qualité pour y être, et il faut l’en déloger, et vous êtes le seul qui puissiez le faire.

— Vous exigez beaucoup de moi, soupira Valentin.

— C’est l’histoire qui exige beaucoup, dit Deliamber. L’histoire a demandé aux êtres intelligents, sur des milliers de mondes et depuis des milliers d’années, de choisir entre l’ordre et l’anarchie, entre la création et la destruction, entre la raison et la déraison. Et les forces de l’ordre, de la création et de la raison se sont toujours concentrées sur un dirigeant unique, un roi, si vous voulez, un président, un chef d’État, un grand ministre, un généralissime, utilisez le mot que vous préférez, un monarque sous un nom ou sous un autre. Ici, il s’agit du Coronal, ou plus exactement c’est le Pontife, lui-même ancien Coronal, qui gouverne par la voix du Coronal, et il est important, monseigneur, il est fort important de savoir qui doit devenir Coronal et qui ne le doit pas.

— Oui, fit Valentin. Peut-être.

— Vous allez osciller longtemps entre oui et peut-être, monseigneur, dit Deliamber : Mais oui finira par l’emporter. Et vous ferez le pèlerinage à l’Île du Sommeil et, avec la bénédiction de la Dame, vous marcherez sur le Mont du Château, et vous reprendrez votre place légitime.

— Toutes ces choses me remplissent de terreur. Si j’ai jamais été habilité à gouverner, si j’ai jamais reçu l’éducation pour cela, on m’a arraché toutes ces choses de l’esprit.

— La terreur disparaîtra. Votre esprit retrouvera son intégralité avec le temps.

— Le temps passe, et nous restons ici, à Dulorn, pour distraire les Ghayrogs.

— Plus pour longtemps, répondit Deliamber. Nous allons prendre la direction de l’est, monseigneur. Ayez foi en l’avenir.

Il y avait quelque chose de contagieux dans l’assurance de Deliamber. Les hésitations et l’incertitude de Valentin s’étaient envolées… pour l’instant. Mais quand le Vroon l’eut quitté, Valentin se trouva confronté aux dures réalités. Pouvait-il simplement louer deux montures et prendre la route de Piliplok le lendemain en compagnie de Deliamber ? Et que deviendrait Carabella qui avait soudain pris une grande importance à ses yeux ? Devrait-il l’abandonner ici à Dulorn ? Et Shanamir ? Le garçon était attaché à Valentin et non aux Skandars. Il ne pouvait ni ne voulait l’abandonner. Il y avait aussi le coût du voyage pour quatre personnes à travers la presque totalité de Zimroel, la nourriture, le logement, le transport, puis il y aurait le pèlerinage jusqu’à l’Ile, sans parler des dépenses à faire sur l’Île pendant qu’il combinerait un plan pour trouver accès auprès de la Dame. Autifon Deliamber avait estimé que cela pourrait lui coûter vingt royaux pour voyager seul jusqu’à Piliplok. Le coût pour quatre personnes, ou pour cinq si l’on ajoutait Sleet, bien que Valentin ne sût absolument pas si Sleet accepterait de les accompagner, pourrait donc s’élever à cent royaux ou plus, peut-être même cent cinquante, jusqu’à la terrasse inférieure de l’Ile. Il tria l’argent dans sa bourse. Sur la somme qu’il avait eue sur lui lorsqu’il s’était retrouvé aux portes de Pidruid, il lui restait un peu plus de soixante royaux, auxquels il fallait ajouter un ou deux royaux qu’il avait gagnés avec la troupe. Ce n’était pas suffisant, c’était loin d’être suffisant. Carabella, il le savait, n’avait presque pas d’argent ; Shanamir avait accompli son devoir en rendant à sa famille les cent soixante royaux qu’il avait tirés de la vente de ses montures ; et Deliamber, s’il avait eu de la fortune, ne serait pas, à son âge, en train de se traîner par monts et par vaux à la solde d’une troupe de Skandars mal dégrossis.

Alors, que faire ? Rien d’autre qu’attendre, mûrir des projets et espérer que Zalzan Kavol avait l’intention de se diriger approximativement vers l’est. Et puis économiser ses couronnes et attendre son heure jusqu’à ce que le moment soit venu d’aller voir la Dame.

3

Quelques jours après leur départ de Dulorn, alors que leurs bourses étaient bien rebondies grâce aux généreux cachets des Ghayrogs, Valentin prit Zalzan Kavol à part pour lui demander dans quelle direction ils poursuivraient leur voyage. C’était une douce journée de l’été finissant et à l’endroit où ils avaient établi leur campement pour déjeuner, le long du versant est de la vallée, tout était enveloppé dans une brume violette, un épais nuage bas et collant qui tirait sa délicate couleur lavande de pigments flottant dans l’air, car il y avait des dépôts de sable de skuwa un peu au nord de l’endroit où ils se trouvaient et les vents soufflaient en permanence sur les sédiments. Ce temps rendait Zalzan Kavol mal à l’aise et irritable. Sa fourrure grise, colorée par les gouttelettes de brume, s’agglutinait en touffes comiques et il la frottait pour essayer de lui rendre son aspect habituel. Valentin comprit que le moment n’était certainement pas bien choisi pour avoir un entretien, mais il était trop tard, le sujet était déjà sur le tapis.

— Lequel de nous deux est le chef de cette troupe, Valentin ? demanda Zalzan Kavol d’une voix caverneuse.

— C’est vous, sans discussion.

— Alors pourquoi essayez-vous de m’imposer vos vues ?

— Moi ?

— À Pidruid, poursuivit le Skandar, vous m’avez demandé de nous rapprocher de Falkynkip pour l’honneur de la famille de notre pâtre et palefrenier, et je vous rappelle que pour commencer vous m’avez forcé à engager ce jeune pâtre, bien qu’il ne soit pas jongleur et jamais ne le sera. J’ai cédé sur ces différents points. Je ne sais pas pourquoi. Il faut aussi mentionner votre intervention dans ma querelle avec le Vroon…

— Mon intervention a eu du bon, fit remarquer Valentin, comme vous l’avez vous-même reconnu sur le moment.

— C’est exact. Mais je ne suis pas habitué à ce que l’on intervienne dans mes affaires. Comprenez-vous que je suis le maître absolu de cette troupe ?

— Personne ne met cela en doute, fit Valentin en haussant légèrement les épaules.

— Mais le comprenez-vous ? Mes frères le comprennent, eux. Ils savent qu’un corps ne peut avoir qu’une seule tête – à moins qu’il ne s’agisse d’un corps de Su-Suheris, et nous ne parlons pas de cela –, et ici la tête, c’est moi, c’est de mon esprit que viennent les projets et les instructions, et de lui seul.

Zalzan Kavol esquissa un sourire.

— Est-ce de la tyrannie ? Non. C’est tout simplement de l’efficacité. La démocratie ne peut exister chez les jongleurs, Valentin. Un esprit et un seul conçoit les figures, sinon c’est le chaos. Maintenant, que voulez-vous de moi ?

— Seulement savoir dans quelle direction nous allons.

— Pourquoi ? demanda Zalzan Kavol en réprimant avec peine sa colère. Vous êtes à notre service. Vous allez où nous allons. Votre curiosité est hors de propos.

— Je n’ai pas cette impression. Certaines directions me sont plus utiles que d’autres.

— Utiles ? À vous ? Vous avez des projets ? Vous m’avez dit que vous n’aviez pas de projets !