— J’en ai maintenant.
— Et quels sont-ils ?
Valentin prit une longue inspiration.
— Mon but est de faire le pèlerinage à l’Île et de devenir un adorateur de la Dame. Comme les bateaux des pèlerins partent de Piliplok, et que tout le continent de Zimroel nous sépare de Piliplok, il me serait précieux de savoir si votre intention est de prendre une autre direction, disons de descendre vers Velathys, ou peut-être de repartir vers Tilomon ou Narabal, au lieu de…
— Considérez que vous n’êtes plus à mon service, lança Zalzan Kavol d’une voix glaciale.
— Quoi ? s’exclama Valentin, stupéfait.
— C’est terminé. Mon frère Erfon vous remettra dix couronnes à titre d’indemnité. Je veux que vous soyez parti dans l’heure.
Valentin sentît le sang lui affluer au visage.
— C’est tout à fait inattendu ! J’ai simplement demandé…
— Vous avez simplement demandé. Et à Pidruid, vous avez simplement demandé, et à Falkynkip, vous avez simplement demandé, et la semaine prochaine à Mazadone vous demanderez simplement. Vous perturbez ma tranquillité, Valentin, et cela vous empêche de vous épanouir en tant que jongleur. En outre, vous êtes déloyal.
— Déloyal ? Envers quoi ? Envers qui ?
— Vous vous engagez avec nous, mais vous avez l’intention cachée de vous servir de nous comme le moyen d’atteindre Piliplok. Vous êtes de mauvaise foi. J’appelle cela de la trahison.
— Quand je me suis engagé avec vous, je n’avais rien d’autre en vue que de voyager avec votre troupe partout où vous alliez. Mais les choses ont changé et maintenant j’ai une raison de faire le pèlerinage.
— Pourquoi avez-vous laissé les choses changer ? Qu’en est-il de votre sens du devoir à l’égard de vos employeurs et de vos professeurs ?
— Me suis-je engagé avec vous pour la vie ? demanda Valentin. Est-ce trahir que découvrir que l’on a un but plus important que la représentation du lendemain ?
— C’est cette dispersion de votre énergie, dit Zalzan Kavol, qui m’incite à me débarrasser de vous. Je veux qu’à toute heure du jour vous ne pensiez qu’à jongler, et non aux dates de départ des bateaux de pèlerins sur le quai de Shkunibor.
— Mais il n’y a pas dispersion d’énergie. Quand je jongle, je jongle. Et je quitterai la troupe quand nous approcherons de Piliplok. Mais d’ici là…
— Assez ! rugit Zalzan Kavol. Pliez bagage ! Allez-vous-en ! Gagnez rapidement Piliplok, embarquez-vous pour l’Île et adieu. Je n’ai plus besoin de vous.
Le Skandar avait l’air parfaitement sérieux. La face renfrognée dans la brume violette, aplatissant sa fourrure humide, Zalzan Kavol pivota lourdement sur ses talons et s’éloigna. L’énervement et la consternation faisaient trembler Valentin. Il demeurait tout pantois à l’idée de devoir partir maintenant, de voyager seul jusqu’à Piliplok. En outre, il se sentait membre à part entière de cette troupe, beaucoup plus qu’il ne l’avait jamais soupçonné, membre d’une équipe bien soudée, et ne s’en séparerait pas de gaieté de cœur. Tout au moins pas maintenant, pas déjà, alors qu’il pouvait rester avec Carabella et Sleet, et même avec les Skandars qu’il respectait sans avoir d’affinités avec eux, et continuer à améliorer son adresse tout en faisant route vers l’est et l’étrange destinée que semblait lui promettre Deliamber.
— Attendez ! cria Valentin. Que faites-vous de la loi ?
Zalzan Kavol lui lança un regard furibond par-dessus l’épaule.
— Quelle loi ?
— La loi qui exige que vous employiez trois jongleurs humains, dit Valentin.
— J’engagerai le jeune pâtre à votre place, répliqua Zalzan Kavol, et je lui apprendrai les rudiments du métier.
Et il s’éloigna à grands pas.
Valentin était hébété de stupeur. Sa conversation avec Zalzan Kavol avait eu lieu dans un bosquet d’arbustes et de petites plantes aux feuilles dorées qui, de toute évidence, étaient psychosensitives, car il remarqua qu’elles avaient replié leurs folioles fragiles pendant la querelle et qu’elles étaient recroquevillées et noircies à trois mètres à la ronde. Il en toucha une. Elle était cassante et privée de vie comme après le passage d’un incendie de forêt. Il se sentait tout piteux d’avoir été à l’origine d’une telle destruction.
— Que s’est-il passé ? demanda Shanamir qui apparut soudain et regarda avec stupéfaction le feuillage à l’aspect calciné. J’ai entendu des hurlements.
— Le Skandar m’a viré, répondit Valentin d’un air absent, parce que je lui ai demandé dans quelle direction nous nous dirigions, parce que je lui ai avoué qu’en fin de compte j’avais l’intention d’entreprendre le pèlerinage à l’Île et que je me demandais si notre itinéraire convenait à mes projets. Shanamir en resta béat d’étonnement.
— Tu fais le pèlerinage ? Première nouvelle !
— C’est une décision toute récente.
— Eh bien, alors, s’exclama le garçon, nous allons le faire ensemble, non ? Viens, nous allons faire nos bagages, emprunter deux montures à ces Skandars et nous mettre en route immédiatement !
— Tu parles sérieusement ?
— Naturellement !
— Il y a des milliers de kilomètres jusqu’à Piliplok. Toi et moi, seuls, sans personne pour nous guider, et…
— Pourquoi pas ? demanda Shanamir. Écoute-moi. Nous allons avec nos montures jusqu’à Khyntor, puis nous prenons un bateau jusqu’à Ni-moya, de là nous descendons le Zimr jusqu’à la côte et à Piliplok nous embarquons sur un bateau de pèlerins. Et puis… qu’est-ce qui ne va pas, Valentin ?
— Je fais partie de la troupe. Ils sont en train de m’enseigner leur art. Je… je…
Les mots lui manquaient dans son désarroi. Était-il un apprenti jongleur ou un Coronal en exil ? Son destin était-il de courir les routes avec des Skandars hirsutes – avec Carabella et Sleet, aussi – ou bien lui incombait-il de gagner l’Île le plus rapidement possible, et de là, de s’élancer avec l’aide de la Dame vers le Mont du Château ? Cette incertitude le laissait dans une profonde confusion.
— Le coût du voyage ? demanda Shanamir. C’est cela qui t’ennuie ? Tu avais plus de cinquante royaux à Pidruid. Il doit t’en rester. J’ai quelques couronnes de mon côté. Si nous manquons d’argent, tu pourras toujours jongler sur le bateau, et je pourrai étriller des montures, j’espère, et…
— Où comptez-vous aller ? demanda Carabella surgissant brusquement de la forêt. Et qu’est-il arrivé à ces sensitives ? Quelque chose ne va pas ?
Valentin lui fit brièvement part de son entretien avec Zalzan Kavol.
Elle l’écouta en silence, une main posée sur ses lèvres ; quand il eut terminé, elle fila brusquement, sans un mot, dans la direction que le Skandar avait prise.
— Carabella ? cria Valentin.
Mais elle avait déjà disparu.
— Allons-y, dit Shanamir. Nous pouvons être partis d’ici dans une demi-heure et à la tombée de la nuit nous serons à des kilomètres. Tiens, occupe-toi de nos bagages, et moi je vais chercher deux montures et je les emmène à travers la forêt, en bas de la pente, près du petit lac devant lequel nous sommes passés en arrivant. Tu me retrouveras en bas, près du bosquet de palmistes.
Shanamir agita les mains en signe d’impatience.
— Dépêche-toi ! Il faut que j’aille chercher les montures pendant que les Skandars ne sont pas aux alentours, et ils peuvent revenir d’une minute à l’autre !
Shanamir s’enfonça dans la forêt. Valentin était statufié. Partir maintenant, si rapidement, avec si peu de temps pour se préparer à ce bouleversement ? Et Carabella ? Pas même un au revoir ? Et Deliamber ? Et Sleet ? Il se dirigea vers la roulotte pour rassembler ses maigres possessions, s’arrêta, arracha d’un geste hésitant les feuilles mortes des pauvres plantes sensitives, comme si en les émondant, il pouvait faire naître instantanément une nouvelle pousse. Il se força petit à petit à voir le bon côté de la situation. Après tout, c’était peut-être un bien. S’il restait avec les jongleurs, cela retarderait de plusieurs mois, voire de plusieurs années, le moment de faire face à la réalité, auquel, de toute façon, il ne pourrait échapper. Et Carabella, si la tournure que commençaient à prendre les événements se confirmait, ne pouvait avoir aucun rôle à jouer dans ce futur. Ainsi donc, il lui incombait de vaincre son émotion et sa détresse et de reprendre la route en direction de Piliplok et des bateaux de pèlerins. Allez, se dit-il, remue-toi, ramasse tes affaires ! Shanamir t’attend près des palmistes avec les montures. Mais il était incapable de bouger.