— Je te remercie, Carabella, d’avoir arrangé les choses entre Zalzan Kavol et moi. Je n’étais absolument pas prêt à être renvoyé si vite. Ni à te perdre si peu de temps après t’avoir trouvée.
— Pourquoi crois-tu que tu m’aurais perdue, si le Skandar avait insisté pour que tu partes ?
— Je te remercie pour cela aussi, fit-il en souriant. Et maintenant il faut que je descende jusqu’au bosquet de palmistes pour dire à Shanamir de rapporter les montures qu’il avait volées pour notre départ.
4
Au cours des jours qui suivirent, le paysage devint d’une beauté irréelle, et Valentin eut lieu de se réjouir un peu plus de n’avoir pas poursuivi sa route en la seule compagnie de Shanamir.
La région qui s’étendait entre Dulorn et la prochaine grande ville, Mazadone, était relativement peu peuplée. D’après Deliamber, une bonne partie de la contrée était une réserve naturelle royale. Cela tracassait Zalzan Kavol, car des jongleurs ne trouveraient certainement pas d’engagement dans une réserve naturelle, pas plus d’ailleurs que dans une zone agricole basse et marécageuse, occupée surtout par des rizières et des plantations de graines de lusavender. Mais il n’y avait pas d’autre choix que suivre la route principale à travers la forêt, car rien de plus prometteur ne se trouvait ni au nord ni au sud. Et ils avançaient, accompagnés la plupart du temps par le crachin et l’humidité, traversant une région de villages et de fermes, ponctuée de bouquets denses de palmistes au tronc trapu dont les fruits lourds et blancs poussaient directement sur l’écorce. Mais alors qu’ils approchaient de la Reserve Naturelle de Mazadone, les palmistes laissèrent la place à d’épais buissons de fougères chanteuses, aux frondes jaunes, d’aspect vitreux, qui émettaient des sons perçants et discordants dès qu’on approchait d’elles, d’affreuses vibrations aiguës, des cris et des stridulations, de déplaisants grincements et d’aigres crissements. Tout cela eût été tout à fait supportable – Valentin estimait même que le chant dissonant des fougères n’était pas dénué d’un certain charme rauque – si les buissons de fougères n’avaient été remplis d’ennuyeuses bestioles beaucoup plus désagréables que les plantes, de petits rongeurs aux ailes dentelées appelés dhiims, qui s’envolaient des buissons où elles avaient élu domicile à chaque fois que la proximité de la roulotte déclenchait le chant des fougères. Les dhiims avaient à peu près la longueur et la largeur d’un auriculaire et le corps couvert d’une belle fourrure dorée. Ils surgissaient en telles quantités que le ciel en était obscurci, et pullulaient impudemment autour de la roulotte, se hasardant parfois à pincer avec leurs incisives minuscules mais efficaces. Devant, sur le siège du conducteur, les Skandars à l’épaisse toison ne leur prêtaient guère d’attention, se contentant de les écarter d’un revers de la main quand ils se rassemblaient trop près d’eux, mais les montures, habituellement impassibles, en souffraient et ruèrent dans les brancards à plusieurs reprises. Shanamir, envoyé à l’avant pour calmer les animaux, fut victime d’une demi-douzaine de morsures douloureuses, et lorsqu’il réintégra en toute hâte la roulotte, il laissa entrer avec lui un bon nombre de dhiims. Sleet eut une violente morsure sur la joue, près de l’œil gauche, et Valentin, harcelé en même temps par des douzaines de créatures furieuses, fut mordu aux deux bras. Carabella détruisait méthodiquement les dhiims à l’aide d’un stylet utilisé dans un exercice de jonglerie, les embrochant avec une détermination farouche et une grande adresse, mais il fallut attendre une éprouvante demi-heure avant que le dernier d’entre eux n’eût été tué.
Après avoir traversé le territoire des fougères chanteuses et des dhiims, les voyageurs abordèrent une région au paysage surprenant, une vaste étendue de prairies au milieu desquelles s’élevaient des centaines d’aiguilles de granit noir, larges seulement de deux ou trois mètres et hautes d’environ vingt-cinq, des obélisques naturels, vestiges de quelque prodigieux bouleversement géologique. Pour Valentin, c’était une région d’une beauté délicate ; pour Zalzan Kavol, ce n’était qu’un nouvel endroit à traverser le plus rapidement possible, sur la route du prochain festival où les jongleurs pourraient se produire ; mais pour Autifon Deliamber, cela paraissait être encore autre chose, un endroit pouvant receler une menace. Le Vroon se pencha en avant et, pendant un long moment, observa les obélisques avec la plus grande attention.
— Arrêtez ! cria-t-il finalement à Zalzan Kavol.
— Que se passe-t-il ?
— Je veux vérifier quelque chose. Laissez-moi sortir. Zalzan Kavol poussa un grognement d’impatience et tira sur les rênes. Deliamber s’extirpa de la roulotte, avança de sa démarche souple de Vroon en direction des curieuses formations rocheuses et disparut au milieu d’elles, se montrant de temps en temps pendant qu’il se déplaçait en zigzag d’une aiguille à l’autre.
Quand il revint, Deliamber avait l’air sombre et soucieux.
— Regardez là-bas, fit-il en tendant le doigt. Arrivez-vous à distinguer tout là-haut les lianes qui sont tendues entre cette aiguille et l’autre, et de celle-ci à celle-là, et qui continuent jusqu’à cette autre ? Et les petits animaux qui rampent sur les lianes ?
Valentin arrivait péniblement à discerner un réseau de lignes rouges, luisantes et ténues, qui couraient d’une aiguille à l’autre, à une quinzaine de mètres au-dessus du sol. Et, effectivement, une demi-douzaine de sveltes créatures simiesques se déplaçaient d’un obélisque à l’autre comme des acrobates, se balançant avec aisance à l’aide de leurs pieds et de leurs mains.
— On dirait des lianes à glu, fit Zalzan Kavol d’un ton perplexe.
— C’est bien cela, dit Deliamber.
— Mais pourquoi ne restent-ils pas collés ? Que sont ces animaux, d’ailleurs ?
— Des frères de la forêt, répondit Deliamber. Vous en avez entendu parler ?
— Non, allez-y.
— Ils peuvent être dangereux. C’est une espèce sauvage, originaire du centre de Zimroel et qui, habituellement, ne se hasarde pas si loin à l’ouest. On sait que les Métamorphes les chassent pour les manger, ou pour le plaisir, je ne sais plus très bien. Ils sont doués d’intelligence, bien qu’à un degré assez bas, un peu plus que les chiens ou les drôles, moins que les gens civilisés. Ils adorent l’arbre-dwikka ; ils ont une sorte de structure tribale ; ils savent envoyer des flèches empoisonnées et peuvent s’attaquer aux voyageurs. Leur sueur contient une enzyme qui les immunise contre l’adhérence des lianes à glu qu’ils emploient à divers usages.
— S’ils nous importunent, déclara Zalzan Kavol, nous les détruirons. En avant !
Après avoir dépassé la zone des obélisques, ils ne virent plus trace des frères de la forêt ce jour-là. Mais le lendemain, Deliamber aperçut de nouveaux rubans de lianes à glu joignant les cimes des arbres, et le surlendemain, les voyageurs, maintenant engagés bien avant dans la réserve naturelle, découvrirent un groupe d’arbres d’une taille véritablement colossale qui, affirma le magicien vroon, étaient des dwikkas, les arbres sacrés des frères de la forêt.
— Cela explique leur présence si loin du territoire des Métamorphes, dit Deliamber. Il doit s’agir d’une troupe migratrice venue si loin à l’ouest pour célébrer leur culte dans cette forêt.
Les dwikkas étaient des arbres imposants. Il y en avait cinq, très écartés les uns des autres dans des champs où rien d’autre ne croissait. Leurs troncs, couverts d’une écorce rouge vif qui poussait en plaques distinctes séparées par de profondes fissures, avaient un diamètre supérieur à la longueur de la roulotte de Zalzan Kavol. Et bien qu’ils ne fussent pas particulièrement hauts, pas plus d’une trentaine de mètres, leurs branches puissantes, chacune de l’épaisseur du tronc d’un arbre ordinaire, s’étendaient à une telle distance qu’une troupe nombreuse aurait pu s’abriter sous le gigantesque dais de feuillage d’un dwikka. Des tiges aussi grosses que la cuisse d’un Skandar portaient les feuilles, d’énormes choses noires et rigides, de la taille d’une maison, qui retombaient lourdement en jetant une ombre impénétrable. Et à chaque branche étaient suspendus deux ou trois fruits jaunâtres et éléphantesques, des globes irréguliers et bosselés de quatre ou cinq mètres de large. L’un d’eux était, semblait-il, tombé depuis peu de temps de l’arbre le plus proche – peut-être un jour où la pluie avait amolli le sol, car son poids avait creusé un cratère peu profond dans lequel il reposait, fendu, montrant de grosses graines noires dans la masse de la pulpe écarlate.