— Qu’allons-nous faire ? demanda Zalzan Kavol à Deliamber.
— Je pense qu’il faudrait engager la guerrière à notre service.
— Jamais !
— Dans ce cas, reprit le Vroon, préparons-nous à nous installer dans la roulotte jusqu’à la fin de nos jours, à moins de faire demi-tour vers Dulorn et de trouver une autre route.
— Nous pourrions parlementer avec eux, proposa le Skandar. Sortez, sorcier. Parlez-leur en langage des songes, en langage des singes, en langage vroon, essayez tout ce qui pourrait marcher. Expliquez-leur que des affaires urgentes nous appellent à Mazadone, que nous devons jongler aux funérailles du duc et qu’ils seront sévèrement châtiés s’ils nous retardent.
— Allez leur expliquer vous-même, répondit calmement Deliamber à Zalzan Kavol.
— Moi ?
— Le premier d’entre nous qui sortira de la roulotte risque d’être criblé de flèches. Je préfère vous laisser cet honneur. Peut-être seront-ils intimidés par votre grande taille et vous salueront-ils comme leur roi. Mais rien n’est moins sûr.
— Vous refusez ? s’écria Zalzan Kavol, les yeux étincelants.
— Un sorcier mort, reprit Deliamber, ne vous guidera pas très loin sur cette planète. Je connais un peu ces créatures. Leurs réactions sont imprévisibles et elles sont très dangereuses. Choisissez un autre messager, Zalzan Kavol. Notre contrat ne stipule pas que je doive risquer ma vie pour vous.
Zalzan Kavol émit un grognement de mécontentement, mais il n’insista pas.
Ils restèrent assis en silence devant l’obstacle pendant de longues minutes. Les frères de la forêt commencèrent à descendre de leurs arbres mais restèrent à une distance considérable de la roulotte. Quelques-uns commencèrent à danser et à exécuter des cabrioles sur la route et bientôt une sorte de mélopée atonale, heurtée, discordante, s’éleva, semblable au bourdonnement d’énormes insectes.
— Il suffirait d’utiliser le lanceur d’énergie pour les disperser, fit Erfon Kavol. Cela ne nous prendrait pas longtemps pour réduire en cendres les lianes à glu. Et alors…
— Et alors ils nous suivraient à travers la forêt, en nous lançant leurs flèches dès que nous passerions la tête dehors, répliqua Zalzan Kavol. Non. Ils sont peut-être des milliers autour de nous. Ils nous voient et nous ne les voyons pas. Nous n’avons aucune chance de gagner en utilisant la force contre eux.
L’air morose, le gros Skandar avala le reste du fruit du dwikka. Puis il grommela d’un ton amer :
— Mazadone est encore à plusieurs jours de route, et cette femme nous a dit que de toute façon il n’y avait pas de travail pour nous là-bas. Il nous faudra donc continuer jusqu’à Borgax, ou peut-être même Thagobar, c’est bien cela, Deliamber ? Nous ne gagnerons pas notre prochaine couronne avant plusieurs semaines. Et nous sommes assis ici, pris au piège au milieu de la forêt par de petits singes armés de flèches empoisonnées. Valentin ?
— Oui, répondit Valentin, surpris.
— Je veux que vous vous glissiez dehors en passant par l’arrière de la roulotte et que vous alliez retrouver cette guerrière. Proposez-lui trois royaux pour nous sortir de là.
— Êtes-vous sérieux ? demanda Valentin.
— Non, je vais y aller à sa place ! s’écria Carabella en poussant un petit cri.
— Que signifie cela ? demanda Zalzan Kavol avec irritation.
— Valentin est… il est… il se perd facilement, il devient vite distrait, il… il ne pourra peut-être pas la retrouver…
— Vous dites des bêtises, fit Zalzan Kavol en agitant les mains en signe d’impatience. La route est droite. Valentin est rapide et résistant. Et c’est une mission dangereuse. Vous nous êtes trop précieuse pour courir ce risque, Carabella. C’est Valentin qui doit y aller.
— Ne le fais pas, souffla Shanamir.
Valentin hésitait. L’idée ne lui souriait guère de quitter la relative sécurité de la roulotte pour se promener seul et à pied dans une forêt infestée de créatures mortelles. Mais il fallait bien que quelqu’un le fasse, et ce ne pouvait être l’un des lourds et lents Skandars ni le Hjort aux pieds plats. Aux yeux de Zalzan Kavol, il était le membre de la troupe le plus facile à sacrifier. C’était peut-être vrai. Peut-être lui-même le ressentait-il ainsi.
— La guerrière nous a dit que son prix était de cinq royaux, dit-il à Zalzan Kavol.
— Proposez-lui-en trois.
— Et si elle refuse ? Elle a dit que son honneur lui interdisait tout marchandage.
— Trois, répéta le Skandar. Cinq royaux, c’est une fortune. Trois est un prix suffisamment déraisonnable.
— Vous voulez que je fasse des kilomètres en courant dans une forêt dangereuse pour proposer à quelqu’un un prix insuffisant pour une tâche qui doit impérativement être accomplie ?
— Vous refusez ?
— Je vous fais simplement observer que c’est de la folie. S’il me faut risquer ma vie, je dois au moins avoir l’espoir de réussir. Donnez-moi cinq royaux pour elle.
— Ramenez-la ici, dit le Skandar, et je négocierai avec elle.
— Ramenez-la vous-même, répliqua Valentin.
Zalzan Kavol se tut. Carabella, pâle et tendue, secouait la tête. Sleet conseillait du regard à Valentin de rester sur ses positions. Shanamir, cramoisi et tremblant, semblait prêt à laisser exploser sa colère. Valentin se demanda si cette fois il n’avait pas poussé trop loin le Skandar qui s’échauffait toujours facilement.
La fourrure de Zalzan Kavol frémissait comme si des spasmes de rage contractaient ses muscles puissants. Il paraissait se contenir au prix d’un énorme effort. Il ne faisait aucun doute que la récente manifestation d’indépendance de Valentin l’avait rendu enragé. Mais dans les yeux du Skandar brillait une lueur rusée comme s’il mettait en balance l’impact du défi public de Valentin et le besoin qu’il avait de lui pour remplir cette mission. Peut-être était-il, même en train de se demander si la prodigalité n’était pas de mise dans cette affaire.
Après un long silence tendu, Zalzan Kavol laissa échapper un long soupir et, le visage fermé, fouilla dans sa bourse et compta lentement les cinq pièces brillantes de un royal.
— Tenez, grommela-t-il. Et dépêchez-vous.
— J’irai aussi vite que possible.
— Si la perspective de la course vous paraît trop pénible, dit Zalzan Kavol, sortez par-devant et demandez aux frères de la forêt la permission de dételer une de nos montures pour faire la route plus confortablement. Mais quelle que soit la solution que vous choisissez, faites vite.
— Je vais courir, répondit Valentin en commençant à ouvrir la fenêtre arrière.
Il sentait des démangeaisons d’anticipation entre les omoplates, à l’endroit où une flèche allait se ficher dès l’instant où il serait dehors. Mais il n’y eut pas de flèche et très vite il se retrouva sur la route, courant d’une foulée légère et aisée. La forêt qui, vue de l’intérieur de la roulotte, paraissait tellement sinistre, l’était beaucoup moins maintenant. La végétation, peu familière, n’était pas vraiment inquiétante, pas même les énormes champignons troués de cratères, et les fougères n’étaient rien de moins qu’élégantes avec leurs sporanges argentés miroitant dans le soleil de l’après-midi.
Ses longues jambes se déplaçaient à un rythme régulier et son cœur fonctionnait sans se plaindre. La course était délassante, presque hypnotique, aussi apaisante pour lui que la jonglerie.
Il courut longtemps, sans prêter attention ni au temps ni à la distance, jusqu’à ce qu’il lui parût être allé suffisamment loin. Mais comment aurait-il pu passer en courant devant quelque chose d’aussi voyant que cinq dwikkas sans les remarquer ? S’était-il étourdiment trompé à un embranchement dans la forêt et avait-il perdu son chemin ? Cela paraissait peu probable. Il continua donc tout simplement à courir jusqu’à ce que finalement il aperçoive les arbres monstrueux, avec l’énorme fruit tombé au pied du plus proche.