Il n’y avait aucune trace de la géante. Il cria son nom, il alla regarder derrière le fruit du dwikka, il fit le tour de la plantation. Personne. Accablé, il envisagea de reprendre sa course en se lançant à sa poursuite, jusqu’à mi-chemin de Dulorn s’il le fallait. Maintenant qu’il s’était arrêté, les effets de la course commençaient à se faire sentir : les muscles de ses mollets et de ses cuisses protestaient et son cœur lui martelait la poitrine de manière fort désagréable. Il ne se sentait nulle envie de recommencer à courir tout de suite.
Mais soudain il aperçut une monture attachée à un piquet, à quelques centaines de mètres en arrière de la plantation de dwikkas – un animal d’une taille très au-dessus de la moyenne, à la croupe énorme et aux pattes massives, capable de supporter le poids de Lisamon Hultin. Il s’en approcha et, regardant un peu plus loin, aperçut un sentier grossièrement tracé qui menait à un cours d’eau.
Le sol descendait en pente raide et se terminait en une falaise déchiquetée. Valentin passa la tête par-dessus le bord. Un ruisseau arrivait de la forêt à cet endroit et cascadait le long de la falaise pour tomber dans un bassin rocheux à une douzaine de mètres en contrebas ; et en bordure de l’eau ; s’exposant au soleil après un bain, il découvrit Lisamon Hultin. Elle était allongée sur le ventre, son sabre à vibrations à ses côtés. Valentin contempla avec une crainte mêlée de respect ses larges épaules musculeuses, ses bras puissants, les poteaux massifs de ses jambes, les larges globes de ses fesses agrémentées de fossettes.
Il l’appela.
Elle roula immédiatement sur elle-même, se dressa sur son séant et regarda autour d’elle.
— Je suis là-haut, cria-t-il.
Elle leva la tête dans sa direction et, par discrétion, il détourna les yeux. Mais elle ne fit que rire de sa pudeur. Se levant, elle tendit la main vers ses vêtements, avec simplicité et sans précipitation aucune.
— C’est vous, dit-elle. Celui qui parle si courtoisement. Valentin. Vous pouvez descendre. Je n’ai pas peur de vous.
— Je sais que vous n’aimez pas que l’on trouble votre repos, fit Valentin avec douceur, descendant précautionneusement le sentier rocheux et escarpé.
Lorsqu’il atteignit le pied de la falaise, elle avait eu le temps d’enfiler son pantalon et était en train de passer péniblement une chemise sur son imposante, poitrine.
— Nous sommes arrêtés à l’endroit où la route est coupée.
— Naturellement.
— Il nous faut absolument atteindre Mazadone. Le Skandar m’a envoyé pour vous engager.
Valentin sortit les cinq royaux de Zalzan Kavol.
— Acceptez-vous de nous aider ?
Elle jeta un coup d’œil aux pièces brillantes dans la main de Valentin.
— Mon prix est de sept et demi. Valentin fit la moue.
— Mais vous nous avez dit cinq, avant.
— C’était avant.
— Le Skandar ne m’a donné que cinq royaux pour vous payer.
Elle haussa les épaules et commença à déboutonner sa chemise.
— Dans ce cas, je vais continuer mon bain de soleil. Vous pouvez rester si vous voulez, mais gardez vos distances.
— Quand le Skandar a essayé de faire baisser votre prix, reprit paisiblement Valentin, vous avez refusé de discuter, en lui disant que l’honneur de votre profession vous l’interdisait. Ma conception de l’honneur exigerait de moi que je m’en tienne à un prix, une fois que je l’ai avancé.
Elle mit les mains sur ses hanches et éclata de rire un rire si tonitruant qu’il crut qu’il allait l’emporter. Il se sentait comme un jouet devant elle : elle pesait au moins cinquante kilos de plus que lui et le dépassait d’une bonne tête.
— Comme vous êtes brave, ou bien stupide ! s’exclama-t-elle. Je pourrais vous écraser d’un revers de main et vous êtes là à me sermonner sur des points d’honneur !
— Je ne pense pas que vous me feriez du mal.
Elle l’observa avec un intérêt nouveau.
— Peut-être pas, en effet. Mais vous prenez des risques, mon garçon. Je m’offense facilement et je fais parfois plus de dégâts que je ne l’aurais voulu, quand je perds mon contrôle.
— Quoi qu’il en soit, nous devons atteindre Mazadone, et vous êtes la seule qui puissiez intervenir auprès des frères de la forêt. Le Skandar est prêt à vous donner cinq royaux, mais pas plus.
Valentin s’agenouilla et aligna les cinq pièces brillantes sur la roche près de l’eau.
— Néanmoins, j’ai un peu d’argent à moi. Si cela peut régler le problème, je veux bien l’ajouter.
Il fouilla dans sa bourse, trouva une pièce de un royal, puis une seconde, posa un demi-royal à côté et leva vers la géante un regard plein d’espoir.
— Cinq suffiront, dit Lisamon Hultin.
Elle ramassa les cinq pièces de Zalzan Kavol, laissa celles de Valentin et commença à gravir le sentier escarpé.
— Où est votre monture ? demanda-t-elle en détachant la sienne.
— Je suis venu à pied.
— À pied ? À pied ? Vous avez couru sur toute cette distance ? Quel employé dévoué vous faites ! Vous paie-t-il bien pour rendre de tels services et prendre de tels risques ?
— Pas particulièrement.
— Non, je suppose que non. Eh bien, montez en croupe. Cet animal ne s’apercevra même pas du poids supplémentaire.
Elle enfourcha sa monture qui, bien que grande pour sa race, parut frêle et rapetissée une fois qu’elle fut montée dessus. Valentin, après avoir marqué une hésitation, s’installa derrière elle et passa les bras autour de sa taille. Malgré sa masse, elle n’avait pas de graisse et ses hanches étaient entourées de muscles puissants. La monture quitta la plantation de dwikkas au petit galop et s’engagea sur la route. Quand ils atteignirent la roulotte, toutes les ouvertures étaient encore fermées et les frères de la forêt continuaient à danser et à babiller dans les arbres derrière le barrage.
Ils mirent pied à terre. Lisamon Hultin marcha sans manifester de crainte jusqu’à l’avant de la roulotte et cria quelque chose aux frères de la forêt d’une voix aiguë et perçante. Une réponse tout aussi criarde tomba des arbres. Elle héla de nouveau ; de nouveau on lui répondit. Puis une longue et fébrile conversation s’engagea, ponctuée de nombreuses protestations et exclamations.
— Ils vont dégager la route pour vous, fit-elle en se tournant vers Valentin. Mais il faut acquitter un droit.
— Combien ?
— Pas de numéraire. Des services.
— Quels services pouvons-nous proposer aux frères de la forêt ?
— Je leur ai dit que vous étiez jongleurs et je leur ai expliqué ce dont il s’agissait. Ils vous laisseront passer ai vous acceptez de jongler pour eux. Sinon, ils ont l’intention de vous tuer et de faire des jouets de vos os, mais pas aujourd’hui, car c’est un jour sacré pour eux, et ils ne tuent personne ces jours-là. Je vous conseille d’accepter, mais faites comme vous l’entendez.
Elle ajouta :
— Le poison qu’ils utilisent n’a pas une action particulièrement rapide.
6
Zalzan Kavol étouffait d’indignation – jongler pour des singes ? Jongler sans être payé ? – mais Deliamber lui fit remarquer que les frères de la forêt étaient quand même sensiblement plus haut que les singes dans l’échelle des êtres, Sleet lui signala qu’ils ne s’étaient pas entraînés de la journée et que cette démonstration leur ferait du bien, et c’est Erfon Kavol qui arracha la décision en avançant qu’il ne s’agissait pas d’une représentation gratuite puisqu’elle était échangée contre le droit de passage à travers cette partie de la forêt qui était effectivement sous le contrôle de ces créatures. Et, de toute façon, on ne leur laissait pas le choix. Ils sortirent donc avec massues, balles et faucilles, mais pas les torches, car Deliamber avait suggéré que ces dernières risquaient d’effrayer les frères de la forêt et provoquer chez eux d’imprévisibles réactions. Et ils commencèrent à jongler dans l’espace le plus dégagé qu’ils purent trouver.