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Les frères de la forêt regardaient avec ravissement. Ils étaient sortis de la forêt par centaines pour se masser le long de la route et ils regardaient en mordillant leurs doigts et leurs longues queues préhensiles et échangeaient des commentaires en babillant. Les Skandars se lançaient des faucilles, des poignards, des massues et des hachettes. Valentin faisait tournoyer ses massues. Sleet et Carabella jonglaient avec leur élégance et leur distinction coutumières. Une heure s’écoula ainsi, puis une seconde, et le soleil commença à décliner dans la direction de Pidruid, et les frères de la forêt continuaient à regarder, et les jongleurs à jongler et aucun mouvement ne se faisait en direction des lianes à glu pour les détacher des arbres.

— Allons-nous jongler pour eux toute la nuit ? demanda Zalzan Kavol.

— Chut ! souffla Deliamber. Surtout ne les offensez pas. Nos vies sont entre leurs mains.

Ils profitèrent de l’occasion pour répéter de nouveaux exercices. Les Skandars mirent au point un numéro d’interception, se subtilisant les objets d’une manière tout à fait comique pour des êtres aussi lourds et brutaux. Valentin exécuta avec Sleet et Carabella un numéro d’échanges de massues. Puis Valentin et Sleet, face à face, se lancèrent rapidement des massues pendant que Carabella d’abord et Shanamir ensuite exécutaient avec une folle témérité des sauts de main entre les deux hommes. Et une troisième heure commença.

— Nous avons déjà largement donné à ces frères de la forêt pour cinq royaux de distraction, grommela Zalzan Kavol. Quand cela va-t-il se terminer ?

— Vous jonglez remarquablement, répondit Lisamon Hultin. Ils adorent votre spectacle. J’y prends plaisir aussi.

— Comme ce doit être agréable pour vous, répliqua Zalzan Kavol d’un ton acerbe.

Le crépuscule n’allait pas tarder. La venue de la nuit fut apparemment le signe d’un changement d’humeur chez les frères de la forêt, car d’un instant à l’autre, ils se désintéressèrent totalement du spectacle. Cinq d’entre eux, de qui émanaient prestance et autorité, s’avancèrent et entreprirent d’abattre la barricade constituée par les lianes à glu. Leurs petites mains aux doigts effilés maniaient avec aisance les lianes qui eussent irrémédiablement entortillé n’importe qui d’autre dans un enchevêtrement de fibres collantes. En quelques minutes, la voie fut dégagée et les frères de la forêt s’enfoncèrent en jacassant dans les profondeurs de la forêt.

— Avez-vous du vin ? demanda Lisamon Hultin, pendant que les jongleurs rassemblaient leur matériel et se préparaient à reprendre la route. Je meurs de soif après toute cette attente.

Zalzan Kavol s’apprêtait à faire une remarque sordide sur les provisions qui s’épuisaient, mais trop tard ; Carabella, en jetant un regard vif à son employeur, avait déjà sorti une gourde. La géante s’en empara, la renversa et la vida d’un seul trait. Puis elle s’essuya les lèvres avec la manche de sa chemise et éructa.

— Pas mauvais, fit-elle. Il vient de Dulorn ?

Carabella hocha la tête…

— Ces Ghayrogs savent boire, tout serpents qu’ils sont. Vous ne trouverez rien de tel à Mazadone.

— Vous avez dit trois semaines de deuil ? demanda Zalzan Kavol.

— Au moins. Toutes les réjouissances publiques interdites. Crêpe jaune sur toutes les portes.

— De quoi est mort le duc ? demanda Sleet. La géante haussa les épaules.

— D’aucuns prétendent que c’est un message du Roi qui l’a fait mourir de peur, d’autres disent qu’il s’est étouffé en avalant une grosse bouchée de viande mal cuite, et d’autres encore qu’il avait fait des excès avec trois de ses concubines. Quelle importance ? Il est mort, c’est la seule chose qui compte, tout le reste n’est que broutilles.

— Et pas moyen de trouver du travail, fit Zalzan Kavol d’un ton lugubre.

— Non, rien jusqu’à Thagobar, et même au-delà.

— Des semaines sans cachet, marmonna le Skandar.

— C’est bien fâcheux pour vous, dit Lisamon Hultin. Mais je sais où vous pourriez recevoir un bon salaire juste après Thagobar.

— Oui, fit Zalzan Kavol. À Khyntor, je présume.

— À Khyntor ? Non, il paraît que les temps sont difficiles là-bas. La récolte de clennets a été bien maigre cet été, les commerçants ont resserré le crédit et je ne pense pas qu’ils aient beaucoup d’argent à dépenser en distractions. Non, je parle d’Ilirivoyne.

— Quoi ? s’écria Sleet, comme s’il venait d’être frappé par une flèche.

Valentin fouilla dans sa mémoire, mais en vain, et il murmura à Carabella :

— Où est-ce ?

— Au sud-est de Khyntor.

— Mais au sud-est de Khyntor, c’est le territoire des Métamorphes.

— Exactement.

Les traits lourds de Zalzan Kavol s’animèrent pour la première fois depuis qu’ils s’étaient trouvés devant le barrage sur la route. Il se tourna vers la géante et demanda :

— Quel travail peut-il y avoir pour nous à Ilirivoyne ?

— Les Changeformes organisent leur grand festival le mois prochain, répondit Lisamon Hultin. Il y aura des danses des moissons, toutes sortes de concours et de réjouissances. On m’a dit que parfois des troupes d’artistes venant des provinces impériales pénétraient dans la réserve et gagnaient des sommes énormes pendant le festival. Les Métamorphes font peu de cas de la monnaie Impériale et se hâtent de dépenser leur argent.

— Vraiment ? fit Zalzan Kavol.

Une lueur de cupidité passa sur son visage.

— J’avais entendu dire la même chose, il y a bien longtemps. Mais il ne m’était jamais venu à l’esprit d’en vérifier l’exactitude.

— Vous la vérifierez sans moi ! s’écria soudain Sleet.

— Hein ? fit le Skandar en tournant la tête vers lui.

Sleet manifestait une tension extrême, comme s’il avait jonglé les yeux bandés tout l’après-midi. Il avait les lèvres pincées et exsangues et les yeux fixes et anormalement brillants.

— Si vous allez à Ilirivoyne, fit-il d’une voix sourde, je ne vous accompagnerai pas.

— Souvenez-vous que nous avons un contrat, dit Zalzan Kavol.

— Cela ne change rien. Rien dans notre contrat ne m’oblige à vous suivre à l’intérieur du territoire Métamorphe. La législation impériale n’y est pas appliquée et notre contrat cesse d’être en vigueur dès l’instant où nous pénétrons dans la réserve. Je n’ai aucune attirance envers les Métamorphes et je refuse de risquer ma vie dans leur province.

— Nous parlerons de cela plus tard, Sleet.

— Plus tard, ma réponse sera la même.

Zalzan Kavol laissa errer son regard sur les visages qui l’entouraient.

— Ça suffit. Nous venons de perdre des heures ici. Je vous remercie de votre aide, dit-il à Lisamon Hultin d’une voix sans chaleur.