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Elle l’étreignit avec une telle force que ses côtes lui firent mal. Il se retourna vers elle et l’embrassa, la caressant doucement, prenant le lobe de son oreille entre ses lèvres. Il sentit un soulagement inouï le submerger. Il n’avait pas encore réalisé à quel point elle comptait pour lui et comme tout lui était indifférent, hormis le fait qu’elle était saine et sauve. Petit à petit, la terreur de Carabella retomba, mais il la sentait encore trembler d’horreur à l’évocation de la scène.

— Une minute de plus… souffla-t-elle, Sleet commençait à lâcher pied… je le sentais glisser vers cette plante…

Elle tressaillit.

— Comment est-elle arrivée ici ?

— Elle a pris un raccourci à travers la forêt. Zalzan Kavol l’a engagée pour assurer notre protection jusqu’à Illrivoyne.

— Elle a déjà mérité son salaire, dit Carabella.

— Suivez-moi, ordonna Lisamon Hultin.

Elle choisit soigneusement son itinéraire pour sortir de la plantation de plantes carnivores, mais malgré toutes ses précautions, sa monture fut prise deux fois par la patte et celle de Valentin une fois. À chaque fois, la géante sectionna la vrille et, en quelques minutes, ils se retrouvèrent dans la clairière et descendirent en galopant le sentier qui menait à la roulotte. Lorsqu’ils réapparurent, ils furent salués par les acclamations des Skandars. Zalzan Kavol s’adressa à Sleet sans aménité :

— Vous avez choisi une route dangereuse pour votre départ, remarqua-t-il.

— Elle est loin d’être aussi dangereuse que celle que vous avez décidé de prendre, répliqua Sleet. Je vous prie de m’excuser. Je vais poursuivre ma route à pied jusqu’à Mazadone et essayer d’y trouver un emploi.

— Attends ! dit Valentin.

Sleet lui jeta un regard interrogateur.

— J’aimerais que nous parlions un peu. Viens faire quelques pas avec moi.

Valentin posa le bras sur l’épaule du petit homme et le tira à l’écart, l’entraînant dans une clairière herbeuse avant que Zalzan Kavol n’ait eu le temps de provoquer en lui une nouvelle flambée de colère.

Sleet était tendu, méfiant, sur ses gardes.

— Qu’y a-t-il, Valentin ?

— J’ai contribué à convaincre Zalzan Kavol d’engager la géante. S’il en avait été différemment, tu serais en train de faire les délices de la plante-bouche à l’heure qu’il est.

— Je t’en remercie.

— Ce ne sont pas seulement des remerciements que je te demande, dit Valentin. On peut considérer d’une certaine manière que tu me dois la vie.

— C’est possible.

— Alors je te demande, pour acquitter cette dette, de reprendre ta démission.

Les yeux de Sleet lancèrent des éclairs.

— Tu ne sais pas ce que tu me demandes là !

— Les Métamorphes sont des créatures étranges et antipathiques, c’est vrai. Mais Deliamber pense qu’ils ne sont pas aussi dangereux qu’on le prétend souvent. Reste avec la troupe, Sleet.

— Tu crois que c’est par caprice que je vous quitte ?

— Pas du tout. Mais ta conduite a peut-être été irrationnelle.

Sleet secoua la tête.

— J’ai reçu une nuit un message du Roi des Rêves dans lequel un Métamorphe jouait un rôle horrible. C’est le genre de message auquel on prête attention. Je n’ai aucune envie de m’approcher de l’endroit où vivent ces créatures.

— Il ne faut pas les prendre au pied de la lettre.

— C’est exact. Mais c’est souvent le cas. Valentin, le Roi m’a dit que j’aurais une femme qui me serait encore plus chère que mon art lui-même, une femme qui jonglerait avec moi comme le fait Carabella, mais beaucoup plus proche, tellement en harmonie avec moi que nous ne formerions qu’un seul être.

Des gouttes de sueur commencèrent à perler sur le visage balafré de Sleet, la voix lui manqua et il faillit s’en tenir là, mais après un moment, il reprit :

— Valentin, j’ai rêvé qu’un jour les Changeformes étaient venus pour enlever ma femme et qu’ils lui avaient substitué l’un des leurs qui avait si habilement revêtu son apparence que j’étais incapable de voir la différence. Et j’ai rêvé que ce soir-là, nous avions jonglé devant le Coronal, devant lord Malibor, qui régnait à cette époque et devait se noyer peu de temps après, et notre jonglerie avait atteint la perfection, une harmonie que je n’ai jamais retrouvée de ma vie, et le Coronal nous avait régalés de viandes savoureuses et de grands vins et nous avait donné une chambre à coucher tendue de soieries, et je l’avais prise dans mes bras et nous avions commencé à faire l’amour, mais au moment où je la prenais, elle s’était transformée sous mes yeux, et c’était un Métamorphe qui était dans mon lit, une vision d’horreur, Valentin, une peau grise et caoutchouteuse, du cartilage à la place des dents, des yeux comme des flaques d’eau sale ; qui m’embrassait et me serrait contre lui. Depuis cette nuit, je n’ai plus jamais recherché le corps d’une femme, de crainte qu’il ne m’arrive quelque chose de semblable pendant l’étreinte. Je n’ai jamais raconté cette histoire à personne non plus. La perspective d’aller à Ilirivoyne m’est insupportable et je ne veux pas me trouver entouré de créatures au visage de Métamorphe et au corps de Métamorphe.

Une vague de compassion inonda le cœur de Valentin. Pendant quelques instants, il garda la main posée sur l’épaule du petit homme, comme si, par la seule force de son bras, il pouvait extirper le souvenir de l’affreux cauchemar qui lui avait dévasté l’âme. En relâchant son étreinte, Valentin dit lentement :

— Un tel rêve est véritablement horrible. Mais on nous enseigne à faire bon usage de nos rêves, et non à nous laisser anéantir par eux.

— Celui-là ne peut pas m’être d’une grande utilité, ami. Sinon pour m’avertir de me tenir à distance des Métamorphes.

— Tu le prends trop à la lettre. Et s’il s’agissait d’une allusion détournée à autre chose ? As-tu fait interpréter ce rêve, Sleet ?

— Cela ne m’a pas paru nécessaire.

— C’est toi qui m’avais poussé à aller voir un interprète quand j’avais fait des rêves étranges à Pidruid. Le Roi n’envoie jamais de messages simples, m’avais-tu dit. Ce sont les termes exacts que tu as employés.

Sleet ne put retenir un sourire ironique.

— On est toujours meilleur médecin pour autrui que pour soi-même, Valentin. De toute façon, il est trop tard pour faire interpréter un rêve vieux de quinze ans et j’en suis prisonnier maintenant.

— Libère-toi !

— Comment ?

— Quand un enfant rêve qu’il est en train de tomber et qu’il se réveille en proie à la terreur, que lui disent ses parents ? Que des rêves dans lesquels on tombe ne doivent pas être pris au sérieux, car on ne peut pas vraiment se blesser dans les rêves ? Ou bien que l’enfant devrait se réjouir d’avoir fait ce rêve, car ce rêve est un bon rêve, qu’il est symbole de puissance et de force, que l’enfant ne tombait pas, mais qu’il volait jusqu’à un endroit où il aurait appris quelque chose s’il n’avait permis à l’anxiété et à la peur de l’arracher au monde des songes ?

— Que l’enfant devrait se réjouir de ce rêve, répondit Sleet.

— Bien sûr. Et il en est de même pour tous les autres « mauvais rêves » : on nous apprend à ne pas avoir peur, mais à nous réjouir de la sagesse apportée par les rêves et à agir en fonction d’elle.

— C’est ce qu’on dit aux enfants, c’est vrai. Et pourtant les adultes ne s’y prennent pas toujours mieux que les enfants avec de tels rêves. Je me souviens t’avoir entendu crier et soupirer dans ton sommeil, il n’y a pas si longtemps, Valentin.