— J’essaie d’apprendre quelque chose de mes rêves, aussi inquiétants soient-ils.
— Que veux-tu de moi, Valentin ?
— Que tu nous accompagnes jusqu’à Ilirivoyne.
— Pourquoi est-ce si important pour toi ?
— Tu appartiens à cette troupe, répondit Valentin. Nous formons un tout avec toi, et sans toi cette unité est brisée.
— Les Skandars sont de merveilleux jongleurs. La contribution des artistes humains n’a guère d’importance. Carabella et moi nous sommes joints à la troupe pour la même raison que toi, pour nous conformer à une loi ridicule. Que je sois avec vous ou non, tu recevras ta paie.
— Mais c’est toi qui m’enseignes notre art.
— Carabella peut s’en charger. Elle est aussi douée que moi et, de plus, elle est ta maîtresse et te connaît mieux que je ne le ferai jamais. Et que le Divin t’accorde, rugit Sleet d’une voix soudain terrifiante, de ne pas la laisser tomber à Ilirivoyne aux mains des Métamorphes !
— Je ne crains pas cela, répondit Valentin. Il étendit les bras vers Sleet.
— J’aimerais que tu restes avec nous.
— Pourquoi ?
— Parce que je t’estime.
— Moi aussi, je t’estime, Valentin. Ce serait une souffrance affreuse pour moi d’aller où Zalzan Kavol veut que nous allions. Quelle raison impérieuse fait que tu insistes ainsi pour me faire endurer cette souffrance ?
— Cela pourrait te guérir de cette souffrance, dit Valentin, si tu vas à Ilirivoyne et si tu t’aperçois que les Métamorphes ne sont que des primitifs inoffensifs.
— Je peux vivre avec ma souffrance, répliqua Sleet. Le prix de cette guérison me paraît trop élevé.
— Nous pouvons vivre avec les blessures les plus horribles, mais pourquoi ne pas essayer de les soigner ?
— Il y a autre chose dont tu ne parles pas, Valentin. Valentin hésita et eut une lente expiration.
— Oui, fit-il.
— De quoi s’agit-il, alors ?
— Sleet, commença Valentin d’une voix hésitante, ai-je figuré dans tes rêves depuis que nous nous sommes rencontrés à Pidruid ?
— Oui.
— De quelle manière ?
— Quelle importance ?
— As-tu rêvé, poursuivit Valentin, que je pouvais être quelqu’un d’exceptionnel sur Majipoor, que je pouvais être quelqu’un d’une puissance et d’une distinction que je ne peux moi-même imaginer ?
— Ton maintien et ta prestance me l’ont appris dès notre première rencontre. Et aussi la facilité phénoménale avec laquelle tu t’es initié à notre art. Et le contenu de tes propres rêves que tu as partagés avec moi.
— Et qui suis-je dans ces rêves, Sleet ?
— Un puissant personnage, déchu par fourberie de sa haute position. Un duc, peut-être. Un prince du royaume.
— Ou plus haut encore ?
Sleet passa la langue sur ses lèvres.
— Oui. Plus haut, peut-être. Que veux-tu de moi, Valentin ?
— Que tu m’accompagnes jusqu’à Ilirivoyne et au-delà.
— Cela signifie qu’il y a du vrai dans ce que j’ai rêvé ?
— Cela, je ne le sais pas encore, répondit Valentin. Mais je pense qu’il y a du vrai, oui. Je sens de plus en plus qu’il doit y avoir du vrai là-dedans. Et les messages me disent qu’il y a du vrai.
— Monseigneur… murmura Sleet.
— C’est possible.
Les yeux écarquillés, Sleet commença à ployer les genoux, mais Valentin le releva en toute hâte et le força à rester debout.
— Je ne veux pas de cela, dit-il. Les autres peuvent nous voir. Je ne veux que personne n’ait le moindre soupçon. De plus, je suis encore dans le doute. Je ne veux pas que tu t’agenouilles devant moi, Sleet, ni que tu fasses le symbole de la constellation avec tes doigts ni rien de tout cela aussi longtemps que je ne serai pas sûr de la vérité.
— Monseigneur…
— Je reste Valentin le jongleur.
— J’ai peur maintenant, monseigneur. Je viens de frôler une mort horrible aujourd’hui, mais cela me fait encore plus peur d’être ici, en train de discuter tranquillement avec vous de ces choses.
— Appelle-moi Valentin.
— Comment pourrais-je ? demanda Sleet.
— Tu m’appelais Valentin il y a cinq minutes.
— Mais c’était avant.
— Il n’y a rien de changé, Sleet. Sleet hocha vigoureusement la tête.
— Tout a changé, monseigneur.
Valentin poussa un profond soupir. Il se sentait dans la peau d’un imposteur, d’un charlatan, à manipuler ainsi Sleet, et pourtant ce n’était pas gratuit, il en éprouvait le besoin sincère.
— Si tout a changé, me suivras-tu alors si je te l’ordonne ? Même jusqu’à Ilirivoyne ?
— Si je le dois, répondit Sleet, l’air abasourdi.
— Il ne t’arrivera rien de ce que tu crains chez les Métamorphes. Tu sortiras de leur pays guéri de la souffrance qui t’a dévasté l’âme. Mais tu n’en crois rien, n’est-ce pas, Sleet ?
— J’ai peur d’aller là-bas.
— J’ai besoin de toi à mes côtés pour ce qui m’attend, dit Valentin. Et bien que je n’aie été pour rien dans cette décision, Ilirivoyne est devenue une étape de mon voyage. Je te demande de me suivre jusque là-bas.
Sleet courba la tête.
— S’il le faut, monseigneur.
— Et je te demande, en usant de la même autorité, de m’appeler Valentin et de ne pas manifester devant les autres plus de respect que tu ne l’aurais fait hier.
— Comme vous voulez, dit Sleet.
— Valentin.
— Valentin, répéta Sleet avec réticence. Comme… tu veux, Valentin.
— Allez, viens.
Il ramena Sleet vers le groupe. Zalzan Kavol faisait les cent pas pour calmer son impatience. Les autres préparaient la roulotte pour le départ. Valentin s’adressa au Skandar :
— J’ai réussi à convaincre Sleet de reprendre sa démission. Il va nous accompagner jusqu’à Ilirivoyne.
Zalzan Kavol avait l’air totalement ébahi.
— Comment avez-vous réussi à faire cela ? demanda-t-il.
— Oui, intervint Vinorkis. Que lui avez-vous donc raconté ?
— Je crois que l’explication serait fastidieuse, répondit Valentin avec un charmant sourire.
8
Le rythme du voyage s’accéléra. La roulotte ne quittait pas la route de toute la journée, et parfois bien avant dans la soirée Lisamon Hultin chevauchait à leurs côtés, bien que sa monture, aussi robuste qu’elle fût, ait eu besoin de plus de repos que celles qui tiraient la roulotte, et de temps à autre elle se laissait distancer, quitte à rattraper son retard dès que l’occasion se présentait. Porter sa masse imposante n’était pas tâche facile pour un animal quel qu’il fût.
Ils traversèrent toute une province où les villes uniformes se succédaient avec monotonie, interrompues seulement par de maigres zones de culture maraîchère. La province de Mazadone était une région où les activités commerciales fournissaient un emploi à des millions d’individus, car Mazadone était la plaque tournante desservant tous les territoires du nord-ouest de Zimroel pour les marchandises en provenance de l’Est et le principal centre de transbordement par transport terrestre des marchandises de Pidruid et de Tilomon à destination de l’Est. Ils traversèrent sans s’arrêter une ribambelle de villes interchangeables et inintéressantes, Cynthion, Apoortel et Doirectine, la cité de Mazadone elle-même, Borgax et, plus loin, Thagobar, toutes vivant comme au ralenti et en sourdine pendant la période de deuil décrétée pour la mort du duc, avec des bandes d’étoffes jaunes flottant partout en signe de deuil. Que feraient ces gens, se demanda Valentin, s’il s’agissait du décès d’un Pontife ? Comment avaient-ils réagi à la disparition prématurée du Coronal lord Voriax deux ans auparavant ? Mais peut-être prenaient-ils plus au sérieux la perte de leur duc local, car c’était un personnage visible, présent et réel, alors que pour les populations de Zimroel, séparées par des milliers de kilomètres du Mont du Château et du Labyrinthe, les Puissances de Majipoor devaient être avant tout des abstractions, des figures mythiques, légendaires, immatérielles. Sur une planète aussi vaste que celle-ci, aucune autorité centrale ne pouvait gouverner avec une réelle efficacité et elle ne pouvait exercer qu’un contrôle symbolique. Valentin soupçonnait que la stabilité de Majipoor reposait en grande partie sur un contrat social par lequel les gouverneurs locaux – les ducs des provinces et les maires des municipalités – acceptaient de faire respecter et d’apporter leur soutien aux édits du gouvernement impérial, à condition d’avoir toute liberté pour faire ce qu’ils voulaient à l’intérieur de leurs propres territoires.