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Comment un tel contrat peut-il rester valide, se demanda-t-il, lorsque le pouvoir n’est plus détenu par celui qui a été sacré et proclamé prince, mais par un usurpateur à qui fait défaut la grâce du Divin sur laquelle repose le si fragile édifice social ?

Il se prit à penser de plus en plus fréquemment à des sujets de cet ordre pendant les paisibles, monotones et longues heures du voyage vers l’est. Le sérieux de ces réflexions le surprenait, car il s’était accoutumé à la légèreté et à la simplicité de son esprit depuis le début de son séjour à Pidruid et il sentait maintenant un enrichissement progressif et une complexité croissante de ses facultés mentales. C’était comme si les effets du sort qu’on lui avait jeté s’atténuaient et que son véritable intellect commençait à réapparaître.

À condition, bien entendu, qu’il ait été victime d’une telle pratique de magie, comme l’hypothèse qu’il était en train de former l’exigeait.

Il était encore rempli d’incertitude. Mais ses doutes se dissipaient de jour en jour.

Dans ses rêves, il se voyait maintenant souvent occupant des positions d’autorité. Une nuit, ce fut lui, et non Zalzan Kavol, qui dirigeait la troupe des jongleurs ; une autre, il se vit présider, revêtu de la robe royale, un grand conseil des Métamorphes qui lui apparaissaient sous une forme spectrale, vaporeuse et inquiétante, incapables de conserver la même apparence plus d’une minute ; une des nuits suivantes, il eut une vision de lui-même sur la place du marché de Thagobar, rendant la justice aux marchands de tissu et aux vendeurs de bracelets dans leurs disputes bruyantes et mesquines.

— Tu vois, lui dit Carabella, tous ces rêves évoquent la puissance et la majesté.

— La puissance ? La majesté ? Assis sur un tonneau dans un marché et administrant la justice à des marchands de toile et de coton ?

— Dans les rêves, il y a bien des choses à déchiffrer. Ces visions sont de puissantes allégories.

Valentin sourit à cette interprétation dont il lui fallut toutefois reconnaître le caractère plausible.

Une nuit, alors qu’ils approchaient de la ville de Khyntor, il eut une vision extrêmement explicite de sa vie antérieure supposée. Il était dans une salle lambrissée des plus belles et des plus rares boiseries, des panneaux luisants de semotan et de bannikop et d’acajou sombre et chaud, et il signait des documents, assis à un bureau de palissandre bruni aux arêtes vives. Le sceau à la constellation était à sa droite ; des secrétaires obséquieux s’affairaient autour de lui ; l’énorme fenêtre cintrée qui lui faisait face donnait sur un gouffre béant comme si elle avait vue sur un des versants démesurés du Mont du Château. Était-ce une création de son imagination ? Ou bien était-ce un fragment fugitif de son passé enseveli qui s’était dégagé et qui, dans son sommeil, était remonté jusqu’à la surface de sa conscience ? Il décrivit la salle et le bureau à Carabella et à Deliamber, en espérant qu’ils pourraient lui dire à quoi le bureau du Coronal ressemblait en réalité, mais ils n’en savaient pas plus là-dessus que sur ce que le Pontife prenait à son petit déjeuner. Le Vroon lui demanda comment il s’était vu lorsqu’il était assis au bureau de palissandre : avait-il les cheveux dorés, comme le Valentin qui partageait la roulotte des jongleurs, ou bruns, comme le Coronal qui avait accompli le Grand Périple à travers Pidruid et toutes les provinces occidentales ?

— Bruns, répondit immédiatement Valentin. Puis il fronça les sourcils.

— Est-ce bien sûr ? J’étais assis au bureau, et je ne regardais pas l’homme qui y était, puisque j’étais cet homme. Et pourtant… et pourtant…

— Dans le monde des rêves, nous nous voyons souvent avec nos propres yeux, dit Carabella.

— J’étais peut-être à la fois blond et brun. Tantôt l’un, tantôt l’autre… ce point m’échappe. Tantôt l’un, tantôt l’autre, hein ?

— Oui, fit Deliamber.

Ils avaient presque atteint Khyntor maintenant, après de trop longs jours de voyage, monotones et lassants. Khyntor, la ville principale du centre de Zimroel, se trouvait dans une région accidentée, parsemée de lacs et de hauts plateaux, et de forêts profondes, pratiquement impénétrables. L’itinéraire choisi par Deliamber traversait le faubourg sud-ouest de la ville, célèbre par les phénomènes géothermiques qu’on pouvait y admirer – de grands geysers qui jaillissaient en chuintant, un large lac exhalant des vapeurs roses et aux bouillonnements et gargouillements sinistres, et sur deux ou trois kilomètres, des crevasses grises, d’aspect caoutchouteux, d’où s’échappaient à intervalles rapprochés des fumerolles verdâtres accompagnées de bruits comiques d’éructation et, plus en profondeur, d’étranges grondements souterrains. Le ciel était chargé de gros nuages pommelés de la couleur des perles sans éclat, et bien que l’été finissant régnât encore, il y avait déjà une fraîcheur automnale dans le vent vif et piquant qui soufflait du nord.

Le Zimr, le plus grand fleuve de Zimroel, séparait le faubourg de la ville proprement dite. Quand les voyageurs y arrivèrent, la roulotte sortit soudain d’un quartier ancien aux rues étroites pour s’engager sur la vaste esplanade qui menait au pont de Khyntor, et Valentin ne put retenir une exclamation de surprise.

— Qu’y a-t-il ? demanda Carabella.

— Le fleuve… je ne m’attendais pas à ce qu’il soit aussi large !

— Tu n’as jamais vu de fleuve ?

— Il n’y a aucun cours d’eau important entre Pidruid et ici, remarqua-t-il. Et je ne me souviens clairement de rien avant Pidruid.

— Il n’y a nulle part de fleuve qui soutienne la comparaison avec le Zimr, intervint Sleet. Son étonnement n’est pas déplacé.

À droite et à gauche, aussi loin que portait la vue de Valentin, s’étendaient les eaux sombres du Zimr. Le fleuve était si large à cet endroit qu’il ressemblait beaucoup plus à une baie. Il arrivait à peine à distinguer les sommets carrés des tours de Khyntor sur la rive opposée. Une dizaine de ponts énormes enjambaient le fleuve à cet endroit, si longs que Valentin se demanda comment il avait été possible de les construire. Celui qui s’ouvrait juste devant eux, le pont de Khyntor, faisait la largeur de quatre routes ; c’était une construction dont les arches montaient et descendaient, reliant par bonds successifs les deux berges du fleuve. Un peu en aval, se trouvait un ouvrage d’une conception entièrement différente, une lourde superstructure de brique reposant sur des piles d’une hauteur étonnante, et juste en amont, il y en avait un autre qui paraissait fait de verre, tellement il brillait en jetant des feux éblouissants.