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Le vapeur semblait être un microcosme grouillant. En attendant le départ, Valentin, Deliamber et Carabella se promenèrent sur le pont où se pressaient des citoyens originaires de nombreuses régions et appartenant à toutes les races de Majipoor. Valentin vit des chasseurs descendus des montagnes de Khyntor, des Ghayrogs vêtus avec la recherche caractéristique de Dulorn, des habitants des humides provinces du Sud, tout de blanc vêtus, des voyageurs en somptueuses robes pourpres et vertes dont Carabella lui dit qu’elles étaient typiques de l’ouest d’Alhanroel, et bien d’autres encore. Les Lii omniprésents vendaient leurs sempiternelles saucisses grillées ; des Hjorts zélés se pavanaient en uniforme de la compagnie de navigation, abreuvant de renseignements et d’instructions les passagers qui leur posaient des questions et bon nombre d’autres qui ne leur demandaient rien ; une famille de Su-Suheris en robes vertes et diaphanes, que l’on remarquait à cause de leur invraisemblable corps bicéphale et de leur allure distante et impérieuse, tels des émissaires du monde des rêves, fendaient la foule qui s’écartait respectueusement à leur approche. Et, cet après-midi-là, il y avait également sur le pont un petit groupe de Métamorphes.

Deliamber les vit le premier. Le petit Vroon gloussa et toucha le bras de Valentin.

— Vous les voyez ? Espérons que Sleet ne les remarquera pas.

— Ce sont lesquels ? demanda Valentin.

— Appuyés au bastingage. Un peu à l’écart, l’air mal à l’aise. Ils ont leur forme naturelle.

Valentin les regarda. Ils étaient cinq, deux adultes, peut-être un mâle et une femelle, et trois plus jeunes. C’étaient des êtres au corps fluet et anguleux et aux longues jambes, avec quelque chose de frêle et d’immatériel dans l’apparence. Les plus âgés étaient plus grands que lui. Ils avaient la peau d’une teinte verdâtre. La forme de leur visage était assez proche de celle des humains, à l’exception des pommettes aux arêtes vives, des lèvres presque inexistantes et du nez réduit à un léger renflement. Les yeux, écartés et descendant vers le centre du visage, étaient taillés en amande et dépourvus de pupille. Valentin était incapable de déterminer si leur attitude traduisait de l’arrogance ou de la réserve, mais ils devaient certainement se considérer en territoire ennemi à bord de ce vapeur, ces membres de la race autochtone, ces descendants de ceux qui possédaient Majipoor avant la venue des premiers colons terriens quatorze mille ans auparavant. Valentin ne parvenait pas à détacher d’eux son regard.

— Comment s’effectue le changement de forme ? demanda-t-il.

— Leurs os ne se joignent pas comme ceux de la plupart des races, répondit Deliamber. Sous la pression musculaire, ils changent de position et adoptent une nouvelle disposition. Ils ont également dans la peau des cellules mimétiques qui leur permettent de changer de couleur et de contexture, et encore d’autres adaptations. Un adulte peut se transformer presque instantanément.

— À quoi cela leur sert-il ?

— Qui sait ? Il est plus que vraisemblable que les Métamorphes se demandent à quelles fins ont été créées dans l’univers des races incapables de changer de forme. Cela doit avoir pour eux une certaine valeur.

— Très peu, intervint Carabella avec causticité, s’ils possédaient de tels pouvoirs et ont malgré tout vu leur monde arraché de leurs mains.

— La propriété de changer de forme n’est pas une défense suffisante, rétorqua Deliamber, quand des gens voyagent d’une étoile à une autre pour venir vous dépouiller de votre patrimoine.

Les Métamorphes fascinaient Valentin. À ses yeux, ils étaient des témoins de la longue histoire de Majipoor, des vestiges archéologiques, des survivants de l’époque où il n’y avait pas d’humains sur la planète, ni de Skandars, ni de Vroons, ni de Ghayrogs, rien que ces fragiles créatures vertes disséminées sur toute la surface d’un monde colossal. Avant l’arrivée des colons… des intrus, qui finirent par devenir les conquérants. Comme cela était loin ! Il se prit à souhaiter qu’ils effectuent une transformation pendant qu’il les regardait, peut-être se changer en Skandars ou en Lii sous ses yeux. Mais ils conservèrent leur identité.

Shanamir, l’air agité, sortit soudain de la foule. Il prit le bras de Valentin et s’écria :

— Sais-tu ce qu’il y a à bord avec nous ? J’ai entendu les débardeurs discuter. Il y a toute une famille de Change…

— Pas si fort, l’interrompit Valentin. Regarde là-bas. Le garçon regarda et frissonna.

— Quels êtres angoissants !

— Où est Sleet ?

— Sur la passerelle, avec Zalzan Kavol. Ils essaient d’obtenir l’autorisation de jouer ce soir. S’il les voit…

— Il faudra bien, tôt ou tard, qu’il se trouve en présence de Métamorphes, murmura Valentin.

Puis, s’adressant à Deliamber, il demanda :

— Est-ce rare d’en trouver à l’extérieur de leur réserve ?

— On en trouve partout, mais jamais en grand nombre et rarement sous leur propre forme. Il pouvait y en avoir, disons, onze vivant à Pidruid, six à Falkynkip, neuf à Dulorn…

— Sous une fausse apparence ?

— Oui, sous l’apparence de Ghayrogs, de Hjorts ou d’humains, ce qui leur semble préférable selon l’endroit où ils sont.

Les Métamorphes commencèrent à quitter le pont. Ils se déplaçaient avec une grande dignité mais, contrairement aux Su-Suheris, il n’y avait rien d’impérieux dans leur démarche. Ils donnaient plutôt l’impression de souhaiter être invisibles.

— Est-ce par choix ou par obligation qu’ils restent dans leur territoire ?

— Un peu des deux, je pense. Quand lord Stiamot a achevé sa conquête, il les a obligés à quitter tout le continent d’Alhanroel. Zimroel n’était guère colonisé à l’époque, à part les comptoirs côtiers, et on leur a abandonné la majeure partie de l’intérieur. Mais ils ont préféré choisir le territoire compris entre le Zimr et les montagnes méridionales, dont l’accès pouvait être facilement contrôlé, et ils s’y sont retirés. De nos jours, la tradition veut que les Métamorphes résident tous dans ce territoire, à l’exclusion de quelques-uns vivant incognito dans les villes. Mais j’ignore totalement si cette tradition à force de loi. Il est certain qu’ils ne prêtent guère attention aux décrets émanant du Labyrinthe ou du Mont du Château.

— Si la loi impériale a si peu d’importance pour eux, ne prenons-nous pas de grands risques en nous rendant à Ilirivoyne ?

— L’époque où les Métamorphes agressaient les étrangers par simple désir de vengeance, fit Deliamber en riant, est depuis longtemps révolue, tout au moins d’après ce que l’on m’a assuré. C’est un peuple réservé et renfermé, mais ils ne nous feront pas de mal et nous avons toutes les chances de sortir intacts de leur territoire, les poches pleines de cet argent que Zalzan Kavol aime tant. Tiens, le voici qui arrive.