Le Skandar, accompagné de Sleet, approchait, l’air content de lui.
— Nous avons obtenu l’autorisation de jouer ce soir, annonça-t-il. Cinquante couronnes pour une heure de travail, juste après dîner ! Mais nous leur proposerons nos numéros les plus simples. Pourquoi nous donner du mal avant d’arriver à Ilirivoyne ?
— Non, fit Valentin. Je pense que nous devons faire de notre mieux.
Il regarda Sleet droit dans les yeux.
— Il y a un groupe de Métamorphes à bord du bateau. La rumeur de la qualité de notre spectacle pourrait ainsi précéder notre arrivée à Ilirivoyne.
— Excellent raisonnement, dit Zalzan Kavol.
Sleet était tendu et anxieux. Ses narines palpitaient, il pinçait les lèvres et se signait de la main gauche. Valentin se tourna vers lui et lui dit à voix basse :
— Maintenant commence le processus de la guérison. Jongle pour eux ce soir comme tu le ferais pour la cour du Pontife.
— Ce sont mes ennemis ! répliqua Sleet d’une voix rauque.
— Pas ceux-là. Ce ne sont pas ceux de ton rêve. Ces derniers t’ont fait tout le mal qui était en leur pouvoir, et c’était il y a bien longtemps.
— Cela me rend malade d’être sur le même bateau qu’eux.
— Il n’est plus question de débarquer maintenant, répondit Valentin. Et ils ne sont que cinq. Une petite dose… un bon entraînement pour affronter ce qui nous attend à Ilirivoyne.
— À Ilirivoyne…
— Pas moyen d’éviter Ilirivoyne, dit Valentin. Pense au serment que tu m’as fait, Sleet…
Sleet leva les yeux vers Valentin et le regarda en silence pendant un moment.
— Oui, monseigneur, souffla-t-il.
— Alors, viens. Jongle avec moi, nous avons tous les deux besoin d’entraînement. Et souviens-toi, je m’appelle Valentin !
Ils trouvèrent un endroit tranquille dans l’entrepont et commencèrent à s’exercer avec les massues. Au début, leurs rôles furent curieusement inversés, car Valentin jonglait à la perfection alors que Sleet faisait preuve d’une maladresse de débutant, laissant constamment tomber les massues et se meurtrissant les doigts à plusieurs reprises. Mais en quelques minutes, il retrouva ses automatismes. L’air se remplit de massues qu’il échangeait avec Valentin en formant des figures d’une telle complexité que Valentin, à bout de souffle et ne pouvant s’empêcher de rire, fut obligé de supplier Sleet de faire une pause et de lui demander de revenir à des exercices plus à sa portée.
Ce soir-là, pour leur représentation sur le pont supérieur – la première depuis l’exhibition impromptue donnée pour distraire les frères de la forêt –, Zalzan Kavol décida d’un programme qu’ils n’avaient jamais présenté en public. Les jongleurs se divisèrent en trois groupes de trois – Sleet, Carabella et Valentin d’un côté, Zalzan Kavol, Thelkar et Gibor Haern d’un autre et Heitrag Kavol, Rovorn et Erfon Kavol pour finir – et ils se lancèrent dans des triples échanges parfaitement synchrones, un groupe de Skandars jonglant avec des poignards, l’autre avec des torches enflammées et les humains avec des massues argentées. C’était un des plus difficiles tests de ses capacités que Valentin eût jamais passé. Toute la symétrie de l’exercice exigeait une absolue perfection. Si un seul jongleur laissait tomber un objet, tout l’effet d’ensemble était détruit. Il était le chaînon le plus fragile et, en conséquence, tout l’impact du numéro reposait sur lui.
Mais il ne fit pas tomber de massue et les applaudissements, quand les jongleurs eurent parachevé leur numéro par une série de lancers plus puissants et de réceptions désinvoltes, furent enthousiastes. Pendant qu’il saluait, Valentin remarqua la famille de Métamorphes assise à quelques rangs de lui. Il jeta un rapide coup d’œil à Sleet, qui multipliait les saluts, en s’inclinant de plus en plus profondément.
Au moment où ils quittaient la scène, Sleet lui dit :
— Je les ai vus quand nous avons commencé, et puis je n’ai plus fait attention à eux. Je n’ai plus fait attention à eux, Valentin !
Il éclata de rire.
— Ils ne ressemblaient pas le moins du monde à la créature de mon rêve.
10
La troupe dormit cette nuit-là dans une sorte de cellule humide et surpeuplée dans les entrailles du vapeur. Valentin se trouva coincé entre Shanamir et Lisamon Hultin sur le sol dur, et la proximité de la guerrière semblait lui promettre une nuit sans sommeil, car elle ronflait en produisant un assourdissant vrombissement mais, plus affolant encore que le ronflement, il était tourmenté par la crainte d’être écrasé sous le poids du corps gigantesque qui tanguait et s’agitait à côté de lui. Et, de fait, à plusieurs reprises, elle vint se plaquer contre lui, et il eut toutes les peines du monde à se dégager. Mais bientôt elle s’apaisa, et il sentit le sommeil le gagner.
Il fit un rêve dans lequel il était Coronal, le lord Valentin au teint olivâtre et à la barbe noire, maniant les sceaux du pouvoir, et puis, sans savoir comment, il se retrouva dans une cité méridionale où la chaleur humide et tropicale faisait croître des plantes grimpantes géantes et éclore des fleurs aux couleurs criardes, une ville qu’il savait être Tilomon, à l’autre extrémité de Zimroel, et il assistait à un grand festin donné en son honneur. Mais il y avait un autre hôte de marque à la table, un homme au regard sombre et à la peau rêche, qui était Dominin Barjazid, le second fils du Roi des Rêves, et Dominin Barjazid versait du vin en l’honneur du Coronal et portait des toasts en lui souhaitant longue vie et en lui prédisant un règne glorieux, un règne à mettre au rang de ceux de lord Stiamot, de lord Prestimion et de lord Confalume. Et lord Valentin buvait, et buvait encore, il prenait des couleurs et devenait de plus en plus gai, il portait des toasts à son tour, à son hôte, au maire de Tilomon et au duc de la province, à Simonan Barjazid le Roi des Rêves, au Pontife Tyeveras et à la Dame de l’Ile, sa propre mère bien-aimée, et son gobelet était sans cesse rempli de vin ambré et de vin rouge, et de vin bleu du Sud, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus boire et se retire dans sa chambre où il s’écroula immédiatement comme une masse. Pendant son sommeil, des ombres s’agitèrent autour de lui, les hommes de l’entourage de Dominin Barjazid, qui le soulevèrent et l’emportèrent, enroulé dans des draps de soie, et il ne pouvait pas leur opposer de résistance, car il lui semblait que ses bras et ses jambes ne lui obéissaient pas, comme s’il vivait en rêve cette scène d’un rêve. Et Valentin se vit allongé sur une table dans une pièce secrète, et il avait les cheveux blonds et la peau pâle et c’était Dominin Barjazid qui avait pris le masque du Coronal.
— Emmenez-le dans une ville, quelque part au nord, ordonna le faux lord Valentin, relâchez-le et laissez-le se débrouiller tout seul.
Le rêve aurait continué, mais Valentin se sentit suffoquer dans son sommeil et il reprit conscience pour découvrir Lisamon Hultin vautrée sur lui, un de ses bras musculeux lui écrasant le visage. Il se dégagea péniblement, mais après cela, il fut incapable de se rendormir.
Le lendemain matin, il ne parla à personne de son rêve : il soupçonnait que le moment était venu de commencer à garder pour lui les éléments que la nuit lui apportait, car cela commençait à friser le secret d’État. C’était la seconde fois qu’il rêvait avoir été dépossédé de son trône par Dominin Barjazid, et Carabella, plusieurs semaines auparavant, avait rêvé que des ennemis inconnus l’avaient drogué et dépouillé de son identité. Tous ces rêves pouvaient encore se révéler n’être rien d’autre que fantaisies et paraboles, mais Valentin avait de plus en plus tendance à en douter. Ils présentaient trop de concordances entre eux et une répétition trop fréquente de leur structure sous-jacente.