Et si c’était un Barjazid qui portait maintenant la couronne à la constellation ? Et alors ? Et alors ?
Le Valentin de Pidruid se serait contenté de hausser les épaules et de dire : « Quelle importance, un souverain en vaut un autre », mais le Valentin qui effectuait maintenant la descente du fleuve entre Khyntor et Verf voyait les choses avec moins d’insouciance. Il y avait sur ce monde un équilibre des pouvoirs, un équilibre soigneusement élaboré pendant une période s’étendant sur plusieurs millénaires, un système qui s’était développé depuis le règne de lord Stiamot, peut-être même plus tôt, à partir de la forme de gouvernement, depuis longtemps oubliée, que Majipoor avait connue lors des premiers siècles de la colonisation. Et dans ce système, un Pontife inaccessible gouvernait par le truchement d’un Coronal vigoureux et dynamique qu’il avait choisi lui-même, avec un haut fonctionnaire connu sous le nom de Roi des Rêves, dont le rôle était d’exécuter les ordres du gouvernement et de châtier ceux qui les transgressaient grâce au privilège dont il jouissait de s’introduire dans l’esprit des dormeurs, alors que la Dame de l’Ile, la mère du Coronal, exerçait une influence modératrice en distribuant amour et sagesse. Ce système était efficace, sinon il ne se serait pas perpétué pendant des milliers d’années ; grâce à lui, Majipoor était une planète heureuse et prospère, sujette, il est vrai, aux faiblesses de la chair et aux caprices de la nature mais, dans l’ensemble, exempte de conflits et de souffrances. Qu’allait-il advenir, se demanda Valentin, si un Barjazid, issu du sang du Roi des Rêves, déposait un Coronal légalement intronisé et détruisait cet équilibre de droit divin ? Quel tort causé à l’État, quel trouble de la tranquillité publique !
Et que ne pouvait-on dire d’un Coronal déchu qui choisissait d’accepter sa destinée ainsi modifiée et de ne pas défier l’usurpateur ? Ne s’agissait-il pas d’une abdication et y avait-il jamais eu dans l’histoire de Majipoor abdication d’un Coronal ? Ne se faisait-il pas, en agissant ainsi, complice de Dominin Barjazid dans son renversement du régime ?
Ses dernières hésitations étaient en train de s’évanouir. Lorsque les premiers indices lui étaient apparus qu’il pouvait être le véritable lord Valentin le Coronal, Valentin le jongleur avait trouvé la chose comique ou, pour le moins, bizarre. Il avait considéré cela comme une absurdité, une aberration, une farce. Mais il n’en était plus rien maintenant. La trame de ses rêves était lourde de vraisemblance. Il était hors de doute qu’une chose monstrueuse s’était produite. Mais Valentin commençait seulement à en mesurer toute la portée. Et c’était à lui qu’il incombait, sans plus de tergiversations, de rétablir l’ordre.
Mais comment ? Comment jeter le gant à un Coronal en exercice ? Se lancer à l’assaut du Mont du Château en costume de jongleur ?
Il passa la matinée tranquillement, sans rien laisser deviner à personne de ses pensées. Il resta presque tout le temps accoudé au bastingage, regardant la rive défiler dans le lointain. L’immensité du fleuve dépassait son entendement ; à certains endroits il était si large qu’on ne voyait la terre ni d’un côté ni de l’autre ; à d’autres endroits, ce que Valentin avait pris pour la berge se révélait n’être que des îles, elles-mêmes d’une grande étendue, que des kilomètres d’eau séparaient de la rive du fleuve. Le courant était puissant et l’énorme vapeur se laissait entraîner rapidement vers l’est.
C’était une journée radieuse et le fleuve ondoyant miroitait sous le soleil éclatant. Dans l’après-midi, il y eut quelques gouttes de pluie tombant de nuages si denses qu’ils restaient nimbés de lumière. Mais la pluie devint rapidement plus forte et les jongleurs durent se résoudre à annuler leur seconde représentation, au grand dam de Zalzan Kavol, et à chercher un abri.
Cette nuit-là, Valentin prit soin de dormir à côté de Carabella et laissa les Skandars supporter les ronflements de Lisamon Hultin. Il attendait presque avidement de nouveaux rêves révélateurs, mais ce qu’il eut ne lui fut d’aucune utilité, l’habituel salmigondis de visions chaotiques, de rues sans nom et de visages inconnus, de lumières éclatantes et de couleurs criardes, de discussions sans queue ni tête et de conversations décousues, d’images au contour indécis, et le lendemain matin, le vapeur arriva au port de Verf, sur la rive droite du fleuve.
11
— La province des Métamorphes, dit Autifon Deliamber, s’appelle Piurifayne, d’après le nom que les Métamorphes se donnent dans leur propre langue et qui est Piurivar. Elle est limitée au nord par les quartiers excentriques de Verf, à l’ouest par la faille de Velathys, au sud par l’importante chaîne de montagnes connue sous le nom de Gonghars et à l’est par la Steiche, un gros affluent du Zimr. J’ai vu de mes propres yeux chacune de ces zones frontalières, même si je n’ai jamais vraiment pénétré dans Piurifayne. Il est d’ailleurs difficile d’y entrer, car la faille de Velathys est un véritable mur d’un kilomètre et demi de hauteur et de cinq cents kilomètres de long, les Gonghars sont battues par les tempêtes et inhospitalières, et la Steiche est une rivière impétueuse, pleine de rapides et de turbulences. La seule manière raisonnable d’y accéder est de traverser Verf et de passer par la porte de Piurifayne.
Les jongleurs, ayant quitté la morne ville commerçante de Verf aussi vite que possible, n’étaient plus qu’à quelques kilomètres au nord de cette entrée. La pluie, légère mais insistante, n’avait cessé de tomber de toute la matinée. Le paysage était dépourvu d’intérêt, un sol sablonneux où poussaient de denses bouquets d’arbres nains à l’écorce vert pâle et aux feuilles étroites et frémissantes. Il n’y avait guère de conversation dans la roulotte. Sleet paraissait plongé dans la méditation, Carabella, installée au centre du compartiment arrière, jonglait inlassablement avec trois balles rouges, les Skandars qui ne conduisaient pas la roulotte s’étaient lancés dans un jeu compliqué avec des jetons d’ivoire, Shanamir somnolait, Vinorkis écrivait son journal, Deliamber se distrayait en se livrant à de menues incantations, en allumant de minuscules bougies de nécromancie et autres pratiques de sorcellerie, et Lisamon Hultin, qui avait ajouté sa monture à l’attelage de manière à trouver dans la roulotte un abri contre la pluie, ronflait comme un dragon de mer échoué sur la grève, se réveillant de temps à autre pour vider un gobelet du médiocre vin gris qu’elle avait acheté à Verf.
Valentin était assis dans un coin, adossé à une fenêtre et il pensait au Mont du Château. À quoi pouvait bien ressembler une montagne de cinquante kilomètres de haut ? Une aiguille de pierre s’élançant comme une tour colossale dans les ténèbres de l’espace ? Si la faille de Velathys, qui ne faisait qu’un kilomètre et demi de haut, était, comme l’avait dit Deliamber, un mur infranchissable, quel genre de barrière pouvait représenter une montagne plus de trente fois plus haute ? Quelle ombre projetait le Mont du Château quand le soleil était à l’est ? Une bande sombre couvrant toute la longueur d’Alhanroel ? Et comment la chaleur et l’air nécessaires à la vie des villes qui s’accrochaient sur ses pentes étaient-ils fournis ? D’après ce que Valentin avait entendu dire, il y avait des machines des anciens qui fabriquaient de la chaleur et de la lumière et répandaient un air doux, des machines miraculeuses de cette ère technologique oubliée, vieille déjà de plusieurs millénaires, où les arts anciens apportés de la Terre étaient largement pratiqués sur Majipoor. Mais Valentin ne comprenait pas plus le fonctionnement de telles machines que les forces qui actionnaient les rouages de son cerveau pour lui indiquer que cette jeune femme brune était Carabella et cet homme aux cheveux blancs Sleet. Puis il se prit à penser au sommet du Mont du Château et à cette, construction de quarante mille pièces qui le couronnait, le Château de lord Valentin actuellement, de lord Voriax peu de temps auparavant et de lord Malibor quand il était un petit garçon au cours de cette enfance dont il n’avait aucun souvenir. Le Château de lord Valentin ! Un tel endroit existait-il vraiment ou bien le Château et le Mont n’étaient-ils qu’une fable, une fiction, une vision, de celles qui apparaissent en rêve ? Le Château de lord Valentin ! Il l’imagina s’étalant au faîte de la montagne comme une couche de peinture, une tache de couleur brillante et minuscule à l’échelle titanesque de cette invraisemblable montagne, une tache tentaculaire coulant irrégulièrement à partir de la cime, des centaines de pièces s’étendant sur un versant et des centaines sur l’autre, un amas de salles immenses déployant des pseudopodes dans toutes les directions, une succession de cours et de galeries. Et au plus profond de l’édifice, le Coronal au faîte des honneurs, ce lord Valentin à la barbe noire, même s’il n’y était pas pour le moment, car il poursuivait son Grand Périple à travers le royaume, à Ni-moya ou dans quelque autre cité de la côte orientale à l’heure actuelle. Et moi, se dit Valentin, j’habitais naguère sur ce Mont ? Je résidais dans ce Château ? Que faisais-je quand j’étais Coronal – quels décrets, quelles nominations avais-je à signer, quelles tâches à accomplir ? Tout cela était inconcevable, et pourtant, et pourtant, il sentait la conviction s’approfondir en lui, il y avait une plénitude, une densité et de la substance dans les intangibles fragments de souvenirs qui flottaient dans son esprit. Il savait maintenant qu’il n’était pas né à Ni-moya, à un méandre du fleuve, comme les souvenirs factices plaqués sur son esprit le lui suggéraient, mais plutôt dans l’une des Cinquante Cités, tout près du sommet du Mont, presque au bord du Château lui-même, et qu’il avait été élevé au sein de la caste royale, à l’intérieur du cadre dans lequel on choisissait les princes, qu’il avait passé dans le confort une enfance et une adolescence privilégiées. Il n’avait toujours aucun souvenir de son père, qui devait avoir été un haut prince du royaume, pas plus qu’il ne parvenait à se souvenir de quoi que ce fût à propos de sa mère, si ce n’est qu’elle était brune et qu’elle avait le teint bistré, comme le sien l’avait été, et – une image surgie de nulle part remonta à la surface de sa conscience –, et un jour, elle l’avait tenu longtemps embrassé, versant quelques larmes, avant de lui annoncer que Voriax avait été choisi pour être Coronal à la place de lord Malibor qui venait de se noyer et que, dès lors, elle allait devenir la Dame et vivre sur l’Île du Sommeil. Y avait-il une vérité là-dedans ou venait-il d’imaginer la scène à l’instant ? Il devait avoir – Valentin s’arrêta pour calculer – vingt-deux ans, très probablement, quand Voriax avait pris le pouvoir. Sa mère aurait-elle pu l’embrasser ? Le fait de devenir la Dame l’aurait-il fait pleurer ? Ou bien se serait-elle plutôt réjouie de ce qu’elle et son fils aîné aient été choisis comme Puissances de Majipoor ? Peut-être se serait-elle réjouie et aurait-elle pleuré en même temps. Valentin secoua la tête. Aurait-il de nouveau jamais accès à ces scènes intenses, à ces moments décisifs de l’histoire, ou bien devrait-il pâtir à jamais du handicap que lui avaient infligé ceux qui l’avaient dépouillé de son passé ?