— Toutes les trente minutes, leur signala Deliamber, se produit une éruption. On prétend que depuis que les Métamorphes vivent sur Majipoor, ce geyser n’a jamais eu une seule minute de retard. C’est un endroit sacré pour eux. Voyez ? Il y a des pèlerins là-bas.
Sleet retint sa respiration et commença à se signer. Effectivement, des Métamorphes, des Changeformes, des Piurivars, au nombre d’une douzaine ou plus, s’étaient assemblés à une faible distance devant une sorte de chapelle en bordure de route. Ils regardaient les voyageurs d’une manière que Valentin ne trouva pas particulièrement amicale. Plusieurs des aborigènes du premier rang s’effacèrent derrière les autres et lorsqu’ils réapparurent, les contours de leur corps étaient étrangement flous et indistincts, mais ce n’était pas tout, ils avaient également subi des transformations. L’un avait des seins en obus pour caricaturer la poitrine de Lisamon Hultin, un autre s’était fait pousser quatre bras velus de Skandar, un autre encore avait contrefait les cheveux blancs de Sleet. Ils émettaient un curieux son grêle qui pouvait être la version métamorphe du rire, puis soudain, le groupe tout entier disparut dans la forêt.
Valentin ne relâcha pas son étreinte sur l’épaule de Sleet avant de sentir une partie de la tension se retirer du corps raide du petit jongleur.
— C’est un très bon tour qu’ils ont, dit-il d’un ton détaché, si nous pouvions faire la même chose – nous faire pousser, par exemple, des bras supplémentaires au milieu de notre numéro –, qu’en penses-tu, Sleet, cela ne te plairait pas ?
— J’aimerais être à Narabal, répondît Sleet, ou à Piliplok, ou n’importe où ailleurs, mais très loin d’ici.
— Et moi à Falkynkip, ajouta Shanamir, l’air pâle et secoué, en train de nourrir mes montures.
— Ils ne nous veulent aucun mal, reprit Valentin. Cela promet d’être une expérience intéressante, quelque chose que nous n’oublierons jamais.
Il fit un large sourire. Mais personne d’autre ne souriait autour de lui, pas même Carabella, Carabella à l’optimisme inébranlable. Jusqu’à Zalzan Kavol qui semblait étrangement mal à l’aise, comme si, tout bien considéré, il mettait en doute la nécessité de se laisser attirer par amour des royaux jusqu’au cœur du territoire métamorphe. Valentin ne se sentait pas capable, par la seule force de son optimisme, de dérider ses compagnons. Il se tourna vers Deliamber et lui demanda :
— À quelle distance sommes-nous d’Ilirivoyne ?
— La ville est droit devant nous, répondit le Vroon. À quelle distance, je n’en ai aucune idée. Nous y arriverons quand nous y arriverons.
Il n’y avait rien d’encourageant dans cette réponse.
12
Les jongleurs s’enfonçaient dans une nature primitive, intemporelle, vierge, une survivance de l’aube des temps sur cette planète de Majipoor souillée par la civilisation. Les Métamorphes s’étaient installés dans une région forestière et pluvieuse où un déluge quotidien purifiait l’air et permettait à une végétation luxuriante de croître avec exubérance. Les fréquents orages venant du nord s’engouffraient dans l’entonnoir naturel formé par la faille de Velathvs et les Ghongars, et lorsque l’air humide s’élançait à l’assaut des contreforts des Ghongars, une petite pluie tombait, qui détrempait le sol meuble et spongieux. Les branches élevées des arbres de haut fût, au tronc mince, tissaient un dais de feuillage haut dans le ciel. Des feuilles sombres et effilées ondoyaient en luisant comme si la pluie leur conférait un lustre permanent. Dès que la forêt présentait une trouée, Valentin distinguait dans le lointain le manteau vert de montagnes drapées dans la brume, d’énormes épaulements ramassés, menaçants et mystérieux. La faune était rare, du moins elle ne se montrait guère : çà et là un serpent rouge et jaune rampant sur une branche, de temps à autre un oiseau vert et écarlate ou un lézard volant brun, aux ailes membraneuses, passait en un battement précipité. Ils virent une fois un bilantoon apeuré qui s’enfuit précipitamment à l’approche de la roulotte et disparut sous le couvert des arbres en faisant claquer ses petits sabots pointus et en agitant frénétiquement sa queue relevée en panache. Il était probable que des frères de la forêt étaient tapis par-là, car ils virent plusieurs bouquets de dwikkas. Et nul doute que les cours d’eau grouillaient de poissons et de reptiles et qu’insectes fouisseurs et rongeurs aux formes et aux couleurs fantastiques pullulaient dans la forêt et que chacun des innombrables petits lacs contenait dans ses eaux sombres son propre monstrueux amorfibot qui remontait la nuit à la surface pour rôder en quête de la première proie passant à la portée de son corps massif au cou interminable, à la mâchoire énorme et aux petits yeux brillants. Mais aucune de ces créatures ne fut visible pendant que la roulotte filait vers le sud sur la route étroite et raboteuse qui traversait des terres incultes.
Les Piurivars eux-mêmes ne se manifestaient guère non plus – çà et là un sentier battu s’enfonçant dans la jungle, quelques frêles huttes d’osier apparaissant un peu à l’écart de la route, des pèlerins cheminant par petits groupes en direction de la chapelle de la Fontaine. Deliamber leur expliqua que c’était un peuple vivant de pêche, de chasse et de cueillette et ne s’adonnant que peu à l’agriculture. Il était fort possible que leur civilisation ait jadis été plus avancée, car on avait découvert, en particulier sur Alhanroel, les ruines de grandes villes construites en pierre et vieilles de plusieurs milliers d’années, qui pouvaient remonter à l’époque des premiers Piurivars, avant l’arrivée des vaisseaux spatiaux, même si, d’après Deliamber, certains historiens soutenaient que ces ruines étaient celles d’anciens établissements humains fondés et détruits lors de la turbulente période prépontificale, douze à treize mille ans auparavant. Quoi qu’il en fût, qu’ils aient ou non jamais eu un mode de vie plus complexe, les Métamorphes avaient préféré devenir des habitants des forêts. S’agissait-il d’une régression ou d’un progrès, Valentin eût été bien incapable de le dire. Vers le milieu de l’après-midi, le bruit de la Fontaine de Piurifayne cessa d’être perceptible derrière eux, la forêt s’éclaircit et devint plus peuplée. Toute signalisation était absente de la route et subitement ils se trouvèrent devant un embranchement sans aucune indication de directions. Zalzan Kavol se tourna vers Deliamber pour lui demander son avis et le Vroon interrogea Lisamon Hultin du regard.
— Le diable m’emporte si j’en sais quelque chose, rugit la géante. Prenons-en une au hasard. Nous aurons une chance sur deux d’atteindre Ilirivoyne.
Mais Deliamber avait une meilleure idée. Il s’agenouilla sur le sol boueux pour faire une incantation. Il sortit de son sac deux cubes d’encens magique. Les protégeant de la pluie avec son manteau, il les alluma, et ils commencèrent à dégager une pâle fumée brune qu’il inhala tout en décrivant avec ses tentacules des arabesques compliquées.
— C’est du bluff, ricana la guerrière. Il va se contorsionner pendant quelque temps et puis il choisira une route au jugé. Une chance sur deux que ce soit celle d’Ilirivoyne.
— À gauche, annonça finalement Deliamber.
Était-ce de la magie efficace ou un choix heureux, toujours est-il que les signes de peuplement métamorphe se multiplièrent. Il n’y avait plus de huttes solitaires et éparpillées, mais de petits groupes d’habitations en osier, huit ou dix tous les cent mètres, puis de plus en plus rapprochées. Il y avait également de plus en plus de monde qui se déplaçait à pied, surtout des enfants portant divers petits objets en bandoulière. Beaucoup s’arrêtaient au passage de la roulotte qu’ils regardaient avec des yeux ronds en la montrant du doigt et en jacassant.