Ils approchaient manifestement d’une importante agglomération. La route grouillait d’enfants et de Métamorphes adultes, et les habitations se multipliaient. Le comportement des enfants ne laissait pas d’être inquiétant. Ils semblaient s’exercer en marchant à leur don encore embryonnaire et prenaient sans cesse des formes différentes et bizarres pour la plupart : l’un s’était fait pousser des jambes comme des échasses, un autre avait des appendices tentaculaires de Vroon qui baillaient presque jusqu’au sol, un troisième avait dilaté son corps en une masse globulaire soutenue par des jambes minuscules.
— Est-ce nous qui sommes venus présenter un spectacle, demanda Sleet, ou bien eux ? Ces gens me rendent malade !
— Du calme, dit doucement Valentin.
— Je crains que certaines de leurs distractions ne soient un peu macabres, fit Carabella d’une voix sourde. Regardez.
Juste devant eux, ils virent une douzaine de grandes cages d’osier sur le bord de la route. Des équipes de porteurs, qui venaient apparemment de les déposer, se reposaient à côté des cages. De petites mains aux doigts effilés se tendaient à travers les barreaux et des queues préhensiles s’enroulaient autour d’eux. Au moment où la roulotte passait à leur hauteur, Valentin vit que les cages étaient pleines de frères de la forêt, entassés à trois ou quatre par cage, que l’on emmenait à Ilirivoyne pour… pour quoi faire ? Pour être massacrés et mangés ? Pour être martyrisés pendant le festival ? Valentin ne put s’empêcher de frissonner.
— Attendez ! s’exclama Shanamir alors que la roulotte passait devant la dernière cage. Qu’y a-t-il là-dedans ?
La dernière cage était plus grande que les autres et ne contenait pas de frères de la forêt mais un captif d’un autre genre, un être visiblement intelligent, un être singulier, de haute taille, la peau d’un bleu très foncé, des yeux pourpres d’une extraordinaire intensité et luminosité exprimant une désolation farouche, et une large fente bordée de lèvres minces en guise de bouche. Ses vêtements – un beau tissu vert – étaient déchirés, presque en lambeaux et éclaboussés de taches sombres, peut-être de sang. Il s’agrippait aux barreaux de sa cage avec une force terrible, les secouant et les tirant, et appelait les jongleurs à l’aide d’une voix rauque aux intonations étranges et totalement inconnues.
La roulotte passa sans s’arrêter.
Glacé d’horreur, Valentin s’adressa à Deliamber :
— Ce n’est pas un être de Majipoor.
— Non, répondit Deliamber. Je n’ai jamais vu personne de cette race.
— J’en ai rencontré un une fois, intervint Lisamon Hultin. Un habitant d’un autre monde, originaire d’une étoile assez proche, mais dont j’ai oublié le nom.
— Mais que viendraient faire ici des habitants d’un autre monde ? demanda Carabella. Il n’y a plus guère de liaisons interstellaires maintenant et rares sont les vaisseaux spatiaux qui arrivent à Majipoor.
— Pourtant il y en a toujours, reprit Deliamber.
— Nous ne sommes pas encore totalement à l’écart des couloirs de navigation spatiale, même s’il est hors de doute que nos échanges commerciaux interplanétaires sont stagnants. Et…
— Êtes-vous tous complètement fous ? hurla Sleet, exaspéré. Vous voilà assis comme un groupe d’experts en train de discuter du commerce entre les mondes, alors que dans cette cage il y a un être civilisé qui nous appelle au secours et qui risque fort de finir sa vie dans une marmite et d’être mangé pendant le festival métamorphe. Et nous ne prêtons aucune attention à ses supplications et fonçons allègrement vers leur capitale ! Il poussa un cri de colère et se précipita vers l’avant du véhicule jusqu’aux Skandars qui occupaient le siège du conducteur. Valentin, redoutant un éclat, le suivit. Sleet tirait sur le manteau de Zalzan Kavol.
— Vous l’avez vu ? demanda-t-il. L’être d’un autre monde dans cette cage ?
— Et alors ? demanda Zalzan Kavol sans se retourner.
— Vous avez l’intention de ne pas tenir compte de ses cris ?
— Cela ne nous concerne pas, répondit le Skandar d’un ton détaché. Sommes-nous ici pour libérer les prisonniers d’un peuple indépendant ? Ils doivent avoir eu une bonne raison pour arrêter cet être.
— Une raison ? Bien sûr, le faire cuire pour le manger ! Et nous nous retrouverons dans la prochaine marmite. Je vous demande de faire demi-tour et d’aller libérer…
— Impossible !
— Allons au moins lui demander pourquoi on l’a enfermé dans cette cage ! Zalzan Kavol, nous sommes peut-être en train de foncer allègrement vers notre mort. Êtes-vous si pressé d’atteindre Ilirivoyne que vous êtes prêt à refuser d’interroger quelqu’un qui pourrait nous renseigner sur les conditions que nous allons trouver ici et qui se trouve en si fâcheuse posture ?
— Il y a du vrai dans ce que dit Sleet, fit observer Valentin.
— Très bien ! grogna Zalzan Kavol. Il arrêta la roulotte.
— Allez aux renseignements, Valentin. Mais faites vite.
— Je vais l’accompagner, dit Sleet.
— Restez ici. S’il pense avoir besoin d’un garde du corps, qu’il prenne la géante.
Cela paraissait raisonnable. Valentin fit signe à Lisamon Hultin de l’accompagner. Ils descendirent de la roulotte et repartirent en direction de l’endroit où ils avaient vu les cages. Immédiatement, les frères de la forêt commencèrent à pousser frénétiquement des cris perçants et à taper sur leurs barreaux. Les porteurs métamorphes – armés, Valentin le remarqua seulement à ce moment-là, de courts poignards de corne ou de bois poli d’aspect redoutable – prirent sans hâte une formation en phalange sur la route, empêchant ainsi Valentin et Lisamon Hultin de s’approcher de la grande cage. Un Métamorphe, le chef, de toute évidence, s’avança et attendit avec un calme menaçant qu’on lui pose des questions.
— Va-t-il parler notre langue ? demanda paisiblement Valentin à la géante.
— Probablement. Essayez.
— Nous sommes une troupe de jongleurs itinérants, commença Valentin d’une voix forte et claire, venus présenter notre spectacle au festival qui doit se tenir à Ilirivoyne. Sommes-nous près d’Ilirivoyne ici ?
La question parut amuser le Métamorphe qui, bien que beaucoup plus chétif que Valentin, faisait une demi-tête de plus que lui.
— Vous êtes à Ilirivoyne, répondit-il d’un air froid et distant.
Valentin s’humecta les lèvres. Les Métamorphes dégageaient une odeur fine et piquante, âcre mais pas désagréable. Leurs yeux à l’inclinaison étrange étaient terrifiants par leur manque d’expression.
— À qui devons-nous nous adresser pour demander l’autorisation de jouer à Ilirivoyne ? demanda-t-il.
— La Danipiur interroge tous les étrangers de passage à Ilirivoyne. Vous la trouverez à la Maison de ville.
L’attitude réservée et glaciale du Métamorphe était déconcertante.
— Encore une question, ajouta Valentin après quelques instants. Nous avons vu que vous retenez dans cette grande cage un être d’une race inconnue. Puis-je vous demander dans quel but ?
— Lui faire subir un châtiment.
— Un criminel ?
— Il paraît, répondit le Métamorphe, toujours distant. En quoi cela vous concerne-t-il ?