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Valentin fut parcouru d’un frisson qui n’était pas dû à la brume matinale.

— J’ai rêvé quelque chose de semblable, dit-il.

— J’ai encore appris autre chose dans mon rêve, poursuivit Sleet. Que nous sommes également en danger. Peut-être pas d’être sacrifiés, mais en danger tout de même. Et que si nous portons secours à l’étranger, il nous aidera à sortir d’ici sains et saufs, mais que si nous l’abandonnons à son sort, nous ne quitterons pas vivants le pays piurivar. Tu sais que j’ai peur de ces Métamorphes, Valentin, mais ce rêve est un élément nouveau. Il m’est venu avec toute la clarté d’un message. Il ne faut pas l’ignorer en considérant qu’il s’agit d’une nouvelle folie de ce peureux de Sleet.

— Que comptes-tu faire ?

— Délivrer l’étranger.

— Et s’il était vraiment un criminel ? demanda Valentin, embarrassé. De quel droit interviendrions-nous dans une affaire qui est du ressort de la justice piurivar ?

— À cause de ce message, répondit Sleet. Ces frères de la forêt sont-ils également des criminels ? Eux aussi, je les ai vus aller à la Fontaine. Nous sommes chez des sauvages, Valentin.

— Non, pas chez des sauvages. Mais un peuple étrange dont les mœurs sont différentes de celles de Majipoor.

— Je suis résolu à libérer l’homme à la peau bleue. Si tu ne m’apportes pas ton aide, je le ferai seul.

— Maintenant ?

— Quel moment pourrait être plus opportun ? demanda Sleet. Il fait encore nuit. Tout est calme. Je vais ouvrir la cage et il se coulera sans bruit dans la jungle.

— Tu t’imagines que la cage n’est pas gardée ? Non, Sleet. Attends. Ce n’est pas raisonnable. Tu vas tous nous mettre en péril si tu agis maintenant. Laisse-moi essayer d’en apprendre plus sur ce prisonnier et de savoir pourquoi il est encagé. Et quel est le sort qu’on lui réserve. S’ils ont vraiment l’intention de le sacrifier, ce sera à un point culminant de leur festival. Nous avons le temps.

— Le message pèse sur moi maintenant, insista Sleet.

— J’ai fait un rêve un peu comme le tien.

— Mais ce n’était pas un message.

— Pas un message, non. Et pourtant cela suffit à me faire croire qu’il y a du vrai dans ton rêve. Je t’aiderai, Sleet. Mais pas maintenant. Le moment n’est pas encore venu. Nous avons le temps.

Sleet avait l’air très agité. Il était visiblement prêt à se diriger vers les cages et l’opposition de Valentin contrecarrait ses plans.

— Sleet ?

— Oui ?

— Écoute-moi. Ce n’est pas encore le moment. Nous avons le temps.

Valentin regarda le jongleur droit dans les yeux. Sleet lui rendit son regard avec une égale fermeté pendant quelques instants, puis brusquement sa résolution l’abandonna et il baissa les yeux.

— Oui, monseigneur, fit-il calmement.

Pendant la journée, Valentin essaya de glaner des renseignements sur le prisonnier, mais sans grand succès. Les cages, dont onze contenaient les frères de la forêt et la douzième l’étranger, avaient été installées sur la place, en face de la Maison de ville, sur quatre rangées superposées, la cage de l’étranger couronnant le tout, très loin du sol. Des Piurivars armés de poignards les gardaient.

Valentin s’approcha, mais à peine avait-il traversé la moitié de la place qu’on lui barra le passage. Un Métamorphe lui dit :

— L’accès de cette zone vous est interdit. Les frères de la forêt commencèrent à taper frénétiquement sur leurs barreaux. L’être à la peau bleue cria quelque chose, des mots fortement accentués que Valentin eut de la peine à comprendre. L’étranger avait-il dit : « Fuyez, idiot, avant qu’ils ne vous tuent aussi ! » ou bien était-ce simplement l’imagination surchauffée de Valentin qui lui jouait des tours ? Les gardes s’étaient disposés en un cordon serré autour des cages. Valentin retourna sur ses pas. Il essaya de demander à des enfants qui se tenaient tout près de là de lui donner l’explication de ces cages ; mais ils s’enfermèrent dans un mutisme opiniâtre, le dévisageant de leur regard froid et dénué d’expression, échangeant des murmures et effectuant de petites métamorphoses partielles pour imiter ses cheveux blonds, puis soudain ils s’égaillèrent en courant comme s’ils avaient eu affaire à quelque démon.

Toute la matinée, les Métamorphes envahirent Ilirivoyne, accourant en foule de leurs agglomérations forestières écartées. Ils apportaient des décorations de toutes sortes, guirlandes, pavillons et draperies, des poteaux ornés de miroirs et de longues perches portant de mystérieuses inscriptions. Chacun semblait savoir ce qu’il avait à faire et tout le monde déployait une grande activité. Dès le lever du soleil, la pluie cessa de tomber. Valentin se demanda si c’était par des pratiques magiques que les Piurivars s’assuraient exceptionnellement une journée sèche pour leur grande fête ou s’il s’agissait d’une pure coïncidence.

Dès le milieu de l’après-midi, les festivités allaient bon train. De petits orchestres jouaient une musique lourde, vibrante et discordante, au rythme excentrique, et une foule de Métamorphes exécutaient de lents et majestueux pas de danse, se déplaçant presque comme des somnambules. Dans certaines rues, d’autres participaient à des courses, et les juges disposés tout le long du parcours se lançaient dans de vives discussions quand les concurrents passaient devant eux. Des baraques apparemment construites pendant la nuit proposaient soupes, ragoûts, boissons et viandes grillées.

Valentin se sentait dans la peau d’un intrus. Il avait envie de s’excuser auprès des Métamorphes d’être venu chez eux pendant cette période sacrée. Et pourtant, personne hormis les enfants ne paraissait leur accorder la moindre attention et, de toute évidence, les enfants les considéraient comme des curiosités amenées ici pour leur plaisir. De jeunes Métamorphes craintifs, imitant de manière fugace et approximative les traits de Deliamber, de Sleet, de Zalzan Kavol et des autres, entouraient les jongleurs sans jamais permettre à aucun d’eux de les approcher.

Zalzan Kavol avait prévu pour la fin de l’après-midi une répétition derrière la roulotte. Valentin fut un des premiers arrivés, ravi de trouver une excuse pour fuir les rues fourmillantes. Il n’y trouva que Sleet et deux Skandars.

Il eut l’impression que Zalzan Kavol l’observait d’une manière bizarre. Il y avait quelque chose de nouveau et de déconcertant dans la qualité de l’attention du Skandar. Après quelques minutes, Valentin en fut si troublé qu’il lui demanda :

— Quelque chose ne va pas ?

— Qu’est-ce qui n’irait pas ?

— Vous avez l’air tout pensif.

— Moi ? Moi ? Non, il n’y a absolument rien. Un rêve, c’est tout. J’étais en train de penser à un rêve que j’ai fait la nuit dernière.

— Vous avez rêvé du prisonnier à la peau bleue ?

— Qu’est-ce qui vous fait croire cela ? demanda Zalzan Kavol, l’air totalement déconcerté.

— J’ai rêvé de lui, et Sleet aussi.

— Mon rêve n’avait absolument rien à voir avec l’être à la peau bleue, dit Zalzan Kavol. Mais je n’ai pas la moindre envie d’en parler. C’est de la bêtise. Rien que de la bêtise.

Et Zalzan Kavol, s’éloignant, ramassa deux paires de poignards et commença à jongler, l’air agacé et préoccupé.

Valentin haussa les épaules. Il ne lui était encore jamais venu à l’esprit que les Skandars puissent avoir des rêves ni, à plus forte raison, que ces rêves puissent les tourmenter. Mais ils étaient, bien entendu, des citoyens à part entière de Majipoor et devaient en tant que tels avoir une vie onirique riche et pleine, comme tout le monde, avec des messages du Roi et de la Dame et d’épisodiques intrusions d’esprits de moindre envergure et leur moi remontant des profondeurs, tout comme les humains ou, Valentin le supposait, les Hjorts, les Vroons et les Lii. Pourtant, c’était curieux. Zalzan Kavol dissimulait si soigneusement toute émotion, il se montrait si peu désireux de laisser les autres lire ce qu’il y avait en lui, à part son âpreté au gain, son impatience et son irascibilité, que Valentin trouva étrange qu’il reconnût être préoccupé par un rêve.