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Continuer à jongler au milieu de tant de distractions était rien de moins qu’impossible, mais les jongleurs s’opiniâtrèrent farouchement dans leurs exercices avec de médiocres résultats, laissant tomber des massues, sautant des temps, rompant des enchaînements depuis longtemps familiers. L’intensité du bourdonnement des Métamorphes s’amplifia.

— Oh, regardez, regardez ! s’écria soudain Carabella. Elle gesticulait en direction des neuf faux jongleurs et montrait du doigt celui qui représentait Valentin. Valentin eut un haut-le-corps.

Ce que le Métamorphe était en train de faire dépassait l’entendement et le frappa de terreur et de stupeur. Car le Métamorphe avait commencé à osciller entre deux formes. L’une était l’image de Valentin, le grand jeune homme aux cheveux dorés, aux larges épaules et aux mains fortes. Et l’autre était l’image de lord Valentin le Coronal. La métamorphose était presque instantanée, comme le clignotement d’une lumière. À un moment, Valentin avait son double devant les yeux, et l’instant d’après, il y avait à sa place le Coronal à la barbe noire et au regard farouche, l’incarnation de la puissance et de la majesté, qui disparaissait à son tour pour être remplacé par le simple jongleur. Le bourdonnement de la foule s’intensifia encore : le numéro lui plaisait. Valentin… Lord Valentin… Valentin… Lord Valentin…

Le regard fixé sur le Métamorphe, Valentin sentit un filet de sueur glacée descendre le long de son échine, son cuir chevelu le picoter et ses jambes flageoler. Il n’y avait pas à se tromper sur le sens de cette étrange pantomime. S’il avait jamais espéré quelque confirmation de tout ce qui avait bouillonné en lui ces dernières semaines, depuis Pidruid, il la recevait maintenant. Mais ici ? Dans cette ville au cœur de la forêt, au milieu de cette peuplade aborigène ? Il regardait l’imitation de son propre visage. Il regardait le visage du Coronal. Les huit autres jongleurs bondissaient et faisaient des cabrioles en exécutant une danse cauchemardesque, levant haut les jambes et martelant le sol, les faux bras des Skandars s’agitant en l’air et frappant les côtes des faux Skandars, les faux cheveux de Sleet et de Carabella flottant dans le vent de la nuit, alors que le faux Valentin demeurait immobile, ses deux visages se succédant en alternance. Et tout à coup, ce fut terminé. Neuf Métamorphes étaient debout au centre du cercle, les bras tendus vers le public, pendant que le reste des Piurivars s’était levé et exécutait la même danse échevelée.

La représentation était finie. Dansant toujours, la foule des Métamorphes s’enfonça dans la nuit, vers les cabanes et les jeux de leur festival.

Valentin, abasourdi, se retourna lentement et vit l’étonnement peint sur les visages figés de ses compagnons. Zalzan Kavol avait la mâchoire pendante et les bras ballants. Ses frères s’étaient agglutinés derrière lui, les yeux écarquillés de surprise et de crainte. Sleet était affreusement pâle, au contraire de Carabella qui avait les joues empourprées et l’air fébrile. Valentin tendit la main vers eux. Zalzan Kavol s’avança d’une démarche chancelante, hébété, manquant de se prendre les pieds l’un dans l’autre. Le Skandar géant s’arrêta à quelques mètres de Valentin. Il cligna les yeux, passa la langue sur ses lèvres et semblait avoir toutes les peines du monde à faire fonctionner ses cordes vocales.

Lorsqu’il y parvint enfin, ce fut un ridicule filet de voix qui sortit de sa bouche :

— Monseigneur…

Zalzan Kavol d’abord puis ses cinq frères mirent maladroitement et en hésitant un genou en terre. De ses mains tremblantes, Zalzan Kavol fit le symbole de la constellation ; ses frères l’imitèrent. Sleet, Carabella, Vinorkis, Deliamber, tous s’agenouillèrent à tour de rôle. Shanamir, l’air effrayé et dérouté, fixait Valentin, bouche bée. La surprise semblait le paralyser. Lentement il ploya le genou à son tour.

— Êtes-vous tous devenus fous ? s’écria Lisamon Hultin.

— À genoux et rendez hommage ! lui ordonna Sleet d’une voix rauque. Vous l’avez vu comme nous, femme ! C’est le Coronal ! À genoux et rendez hommage !

— Le Coronal ? répéta-t-elle, toute confuse.

Valentin étendit les bras sur tous ses compagnons en un geste qui se voulait autant un réconfort qu’une bénédiction… Ils avaient peur de lui et de ce qui venait d’arriver. Il partageait leurs sentiments, mais sa crainte était en train de se dissiper rapidement et à sa place venaient force, conviction et confiance. Le ciel même semblait lui crier : Tu es lord Valentin, qui fut Coronal sur le Mont du Château, et le Château redeviendra tien si tu te bats pour le reconquérir. Il se sentait tout entier imprégné par le pouvoir, s’attachant à cette charge impériale, qu’il avait détenu. Et même là, dans cet arrière-pays pluvieux et reculé, dans ce village aborigène aux constructions primitives, le corps encore couvert de la sueur du jongleur, dans ses vêtements communs d’étoffe grossière, Valentin se sentait redevenu ce qu’il était naguère, et même s’il ne comprenait pas de quelle manière on avait agi sur lui pour le transformer en ce qu’il était, il ne remettait plus en question la réalité des messages qu’il avait reçus en rêve. Et c’est sans nulle honte, ni fausseté, ni sentiment de culpabilité qu’il recevait l’hommage de ses compagnons éberlués.

— Debout, dit-il doucement. Tous. Relevez-vous. Il nous faut partir d’ici. Shanamir, rassemble les montures. Zalzan Kavol, préparez la roulotte. Puis, s’adressant à Sleet, il ajouta :

— Il faut des armes pour tout le monde. Des lanceurs d’énergie pour ceux qui savent s’en servir, des poignards de jongleurs pour les autres. Occupe-t’en.

— Monseigneur, commença Zalzan Kavol avec difficulté, il y a dans tout cela comme un parfum de rêve. Dire que pendant toutes ces semaines j’ai voyagé en compagnie du… que j’ai traité avec rudesse le… que je me suis querellé avec le…

— Plus tard, dit Valentin. Nous n’avons pas le temps de discuter de cela maintenant.

Il se tourna vers Lisamon Hultin qui paraissait en proie à un débat intérieur, remuant les lèvres, gesticulant, se donnant à elle-même des explications, essayant d’y voir clair dans tous ces événements déroutants. D’une voix forte et paisible, Valentin lui dit :

— Vous n’avez été engagée que pour nous escorter jusqu’à Ilirivoyne. J’ai besoin de vous pour nous prêter main-forte pendant notre fuite. Acceptez-vous de nous accompagner jusqu’à Ni-moya et après ?

— Ils ont fait le symbole de la constellation devant vous, fit-elle, l’air perplexe. Ils se sont tous agenouillés. Et les Métamorphes… ils…

— J’étais effectivement lord Valentin du Mont du Château. Acceptez-le. Croyez-le. Le royaume est tombé dans des mains dangereuses. Restez à mes côtés, Lisamon, pendant que je poursuis mon voyage vers l’est pour rétablir l’ordre.

Elle couvrit sa bouche de son énorme main et le regarda avec stupéfaction.

Puis elle commença à ployer le genou, mais il secoua la tête et la prit par le coude pour la relever.

— Venez, dit-il. Cela n’a pas d’importance maintenant. Partons d’ici !

Ils rassemblèrent leur matériel et s’élancèrent en courant dans l’obscurité pour rejoindre la roulotte, de l’autre côté de la ville. Shanamir et Carabella étaient déjà partis et ils couraient loin devant. Les Skandars avaient formé une lourde phalange et le sol tremblait sous leurs pas. Valentin ne les avait jamais vus se déplacer aussi vite. Il les suivait de près, accompagné de Sleet. Vinorkis, avec ses pieds plats, luttait pour ne pas se faire distancer. Lisamon Hultin fermait la marche. Elle avait délicatement cueilli Deliamber et portait le petit magicien perché dans le creux de son bras gauche. De la main droite, elle tenait son sabre sorti du fourreau.