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Ils marchèrent pendant plus d’une heure, jusqu’à ce que l’obscurité devienne trop profonde pour distinguer quoi que ce fût. Ils s’entassèrent misérablement pour la nuit, dégoulinants de pluie, se serrant les uns contre les autres en attendant l’aube. Dès potron-minet, ils se levèrent, raides et frigorifiés, et commencèrent à se frayer un chemin à travers l’enchevêtrement de la végétation. La pluie avait enfin cessé. La forêt commençait à s’éclaircir et ils ne rencontraient plus guère d’obstacles, excepté, de temps à autre, un cours d’eau rapide qu’il leur fallait traverser précautionneusement à gué. Lors d’un de ces passages, Carabella perdit l’équilibre et fut repêchée par Lisamon Hultin ; à un autre, ce fut Shanamir qui fut emporté par le courant et Khun qui le retira de l’eau. Ils marchèrent jusqu’à midi, puis firent halte pendant une ou deux heures, déjeunant avec frugalité de racines crues et de baies. Puis ils reprirent leur route jusqu’à la tombée de la nuit.

Et ils vécurent pendant deux autres jours de la même façon. Le troisième jour, ils arrivèrent devant un groupe de dwikkas, huit arbres gigantesques et trapus dont les monstrueux fruits renflés pendaient aux branches.

— De la nourriture ! hurla Zalzan Kavol.

— De la nourriture sacrée pour les frères de la forêt, lui dit Lisamon Hultin. Faites attention !

Le Skandar affamé était pourtant sur le point de couper la tige d’un des énormes fruits quand Valentin fit sèchement :

— Non ! Je vous l’interdis !

Zalzan Kavol le fixa d’un air incrédule. Pendant un instant, ses vieilles habitudes de commandement s’affirmèrent et il regarda Valentin comme s’il était prêt à le frapper. Mais il réussit à se contrôler.

— Regardez, dit Valentin.

Des frères de la forêt sortaient de derrière chaque arbre. Ils étaient armés de leurs sarbacanes. Voyant les fragiles créatures simiesques les encercler, Valentin, accablé de fatigue, en vint presque à souhaiter qu’ils en finissent vite. Mais cela ne dura qu’un moment. Il reprit ses esprits et s’adressa à Lisamon Hultin.

— Demandez-leur s’ils peuvent nous procurer de la nourriture et des guides jusqu’à la Steiche. S’ils demandent à être payés, nous pourrons jongler pour eux avec des pierres ou des morceaux de fruits, je suppose.

La guerrière, qui mesurait le double des frères de la forêt, s’avança au milieu d’eux et parlementa un long moment. Quand elle revint, elle souriait.

— Ils sont au courant que nous sommes ceux qui ont libéré leurs frères à Ilirivoyne !

— Alors nous sommes sauvés ! s’écria Shanamir.

— Les nouvelles vont vite dans cette forêt, dit Valentin.

— Nous sommes leurs hôtes, reprit Lisamon Hultin. Ils vont nous nourrir et nous guider.

Ce soir-là, les voyageurs firent un repas plantureux, avec des fruits du dwikka et autres délices de la forêt et, pour la première fois depuis l’embuscade, des rires s’élevèrent parmi eux. Après le dîner, les frères de la forêt exécutèrent une danse en leur honneur, des sortes de cabrioles simiesques et, pour ne pas demeurer en reste, Sleet, Carabella et Valentin exécutèrent un numéro de jonglerie impromptu en utilisant des objets ramassés dans la forêt. Après quoi, Valentin dormit d’un sommeil profond et réparateur. Il rêva qu’il était capable de voler et il se vit prendre son essor et s’élever jusqu’au sommet du Mont du Château.

Le lendemain matin, un groupe de frères de la forêt jacasseurs les conduisit jusqu’à la Steiche, à trois heures de marche des dwikkas, où ils leur souhaitèrent bon voyage avec force gazouillements.

À la vue de la rivière, ils se sentirent tout dégrisés. Elle était large, même si elle était loin d’atteindre les dimensions imposantes du Zimr, et coulait vers le nord à une vitesse stupéfiante, avec une telle force qu’elle s’était creusé un lit profond bordé en de nombreux endroits par de hautes parois rocheuses. Çà et là d’affreux écueils apparaissaient à fleur d’eau et, en aval, Valentin distinguait les tourbillons blanchâtres des rapides.

La construction des radeaux leur prit une journée et demie. Ils abattirent les jeunes arbres élancés qui poussaient près de la berge, les ébranchèrent et les dégauchirent à l’aide de leurs poignards et de pierres tranchantes, et les assemblèrent avec des lianes. Le résultat manquait certes d’élégance, mais les radeaux, bien que rudimentaires, inspiraient relativement confiance. Il y en avait trois en tout – un pour les quatre Skandars, un pour Khun, Vinorkis, Lisamon Hultin et Sleet, et le dernier occupé par Valentin, Carabella, Shanamir et Deliamber.

— Nous serons probablement séparés en descendant la rivière, dit Sleet. Il vaudrait mieux se donner rendez-vous à Ni-moya.

— La Steiche et le Zimr se rencontrent à un endroit appelé Nissimorn, dit Deliamber. Il y a une grande plage de sable. Donnons-nous rendez-vous à la plage de Nissimorn.

— À la plage de Nissimorn, d’accord, dit Valentin.

Il trancha la corde qui retenait son radeau à la rive et ils furent emportés par le courant.

La première journée s’écoula sans incident ; il y avait des rapides, mais aucun de très dangereux et ils les traversèrent sans difficulté en s’aidant de la gaffe. Carabella se montra très habile à gouverner le radeau et elle le manœuvrait adroitement autour des rares écueils.

Au bout d’un certain temps, les radeaux se séparèrent, celui de Valentin prenant rapidement de l’avance sur les deux autres sous l’action des courants. Le matin venu, il attendit, espérant que les autres le rattraperaient. Mais ne voyant aucun signe d’eux, il décida finalement de repartir.

Et ils continuèrent, se laissant la plupart du temps entraîner par le courant, avec, de temps à autre, des moments d’anxiété lorsque l’eau blanchissait devant eux. L’après-midi du second jour, le cours de la rivière commença à devenir plus agité. Le terrain semblait descendre à mesure que le Zimr s’approchait et la rivière suivait cette inclinaison, plongeant par à-coups. Valentin commençait à craindre de trouver des chutes d’eau en aval. Et ils n’avaient pas de carte, ni aucune notion des dangers qu’ils pouvaient rencontrer ; ils prenaient les choses comme elles venaient. Il n’avait plus qu’à s’en remettre à la chance pour que cette rivière impétueuse les déposât en sécurité à Ni-moya.

Et après ? Descendre le fleuve jusqu’à Piliplok et s’embarquer sur un bateau de pèlerins pour l’Île du Sommeil, obtenir une entrevue avec la Dame, sa mère, et après ? Et après ? Comment pouvait-il revendiquer le trône du Coronal alors que son visage n’était pas le visage de lord Valentin, le souverain légitime ? De quel droit, en vertu de quelle autorité ? Cela semblait à Valentin une impossible quête. Il ferait mieux de rester ici dans la forêt, à régner sur sa petite troupe. Eux, au moins, l’acceptaient volontiers pour ce qu’il croyait être ; mais dans ce monde peuplé de milliards d’inconnus, dans ce vaste empire aux cités géantes qui s’étendait au-delà de la ligne de l’horizon, comment, mais comment pourrait-il jamais réussir à convaincre les sceptiques que lui, Valentin le jongleur, était… ?

Non. Toutes ces idées étaient insensées. Jamais encore, depuis qu’il était apparu, amputé de sa mémoire et de son passé, sur l’escarpement surplombant Pidruid, il n’avait ressenti le besoin de régner sur les autres ; et s’il en était arrivé à commander sa petite troupe, c’était plus par un don naturel et par la carence de Zalzan Kavol que par désir manifeste de sa part. Et pourtant, c’était lui qui détenait l’autorité, aussi fragile et hésitante fût-elle. Et il en serait ainsi tant qu’ils iraient de l’avant sur Majipoor. Il allait avancer pas à pas et faire ce qui lui paraîtrait juste et approprié, et peut-être la Dame le guiderait-elle, et si le Divin le voulait, il réintégrerait un jour le Château, mais si cela n’entrait pas dans ses grands desseins, il saurait également l’accepter. Il n’y avait rien à craindre. Les événements allaient sereinement suivre leur cours, comme ils l’avaient fait depuis Pidruid. Et…