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— Valentin ! hurla Carabella.

D’énormes dents rocheuses semblaient émerger de la rivière. Partout autour d’eux, des blocs de pierre et de monstrueux tourbillons blancs, et juste devant, une terrifiante rupture de pente, un endroit où la Steiche se jetait dans le vide et dégringolait en rugissant une suite de niveaux jusqu’à la vallée, loin en contrebas. Valentin s’agrippa à sa gaffe, mais elle ne pouvait plus lui être d’aucune utilité. Elle se bloqua entre deux écueils et fut arrachée à son étreinte. Quelques instants plus tard, il y eut un affreux craquement alors que le frêle radeau, heurté par des rochers immergés et dévié de sa course, se disloquait. Valentin fut projeté dans le courant glacé et entraîné comme un bouchon. Il réussit pendant quelques secondes à agripper Carabella par le poignet, mais le courant la détacha de lui et, alors qu’il tendait désespérément la main pour la retenir, il fut submergé par le flot tumultueux et attiré vers le fond. Haletant et suffoquant, Valentin se débattit pour sortir la tête de l’eau. Quand il y parvint, le courant l’avait déjà entraîné au loin. Nulle part il n’y avait trace de l’épave du radeau.

— Carabella ? cria-t-il. Shanamir ? Deliamber ? Ohé ! Ohé !

Il hurla jusqu’à ce que sa voix fût cassée, mais le mugissement des rapides couvrait tellement ses cris qu’il pouvait à peine les entendre lui-même. Une affreuse sensation de peine et de perte lui engourdissait l’esprit. Avaient-ils donc tous disparu ? Ses amis, sa bien-aimée Carabella, le madré petit Vroon, ce jeune effronté de Shanamir, tous engloutis en un instant ? Non, non. C’était impensable. C’était une douleur bien plus aiguë que cette histoire, encore irréelle à ses yeux, de Coronal dépossédé de son Château. Quelle importance cela avait-il ? D’un côté, des êtres de chair et de sang et qui lui étaient chers ; de l’autre, rien qu’un titre et le pouvoir. Ballotté par les flots, il ne cessait de crier leurs noms :

— Carabella ! Shanamir !

Valentin s’accrochait aux rochers, essayant de ralentir l’inéluctable chute, mais il se trouvait maintenant au cœur des rapides, secoué et meurtri par le courant et les pierres du lit de la rivière. Étourdi, épuisé, à demi paralysé par la douleur, Valentin abandonna la lutte et se laissa entraîner, tournoyant, montant et descendant comme un ludion. Il ramena ses genoux contre sa poitrine et se couvrit la tête de ses bras, essayant ainsi de réduire la surface de son corps entrant en contact avec les rochers. La force de la rivière était terrifiante. Ainsi voilà la fin, se dit-il, la fin de la grande aventure de Valentin de Majipoor, naguère Coronal, ancien jongleur itinérant, réduit en miettes par les forces impersonnelles et insoucieuses de la nature. Il recommanda son âme à la Dame, qu’il croyait être sa mère, prit une grande gorgée d’air, fit une culbute et s’enfonça, de plus en plus profondément, heurta quelque chose avec une violence terrible, se dit que ce devait être la fin, mais ce n’était pas encore la fin, car il heurta encore quelque chose et le choc sur ses côtes lui causa une douleur atroce, vidant ses poumons de l’air qu’ils contenaient, et il dut perdre conscience pendant quelque temps, car la douleur disparut. Il se retrouva allongé sur une plage de galets, le long d’un bras secondaire de la rivière. Il avait l’impression d’avoir été agité pendant des heures dans un cornet à des géants avant d’être jeté au hasard, comme un objet de rebut, inutile. Tout son corps n’était que souffrance. Dès qu’il respirait, il sentait ses poumons gorgés d’eau. Il tremblait et avait la chair de poule. Et il était seul, sous un ciel vaste et sans nuages, à la lisière de quelque inconnu. La civilisation était devant lui, à une distance indéterminée, et tous ses amis s’étaient peut-être fracassés contre les rochers.

Mais il était vivant. Cela au moins ne faisait aucun doute. Seul, meurtri, désemparé, accablé de chagrin, perdu… mais vivant. Ainsi l’aventure n’était pas encore terminée. Lentement, avec une peine infinie, Valentin s’arracha au ressac, tituba jusqu’à la berge, s’allongea précautionneusement sur un grand rocher plat, ôta ses vêtements de ses doigts gourds et s’offrit à la chaleur bienfaisante du soleil. Il regardait vers la rivière, espérant voir Carabella arriver à la nage ou Shanamir avec le magicien perché sur l’épaule. Personne. Mais cela ne signifie pas qu’ils sont morts, se dit-il. Peut-être ont-ils été rejetés sur une autre grève. Je vais me reposer un peu ici, décida Valentin, puis je partirai à la recherche des autres et alors, avec ou sans eux, je me remettrai en route, vers Ni-moya, vers Piliplok, vers l’Île du Sommeil, j’irai de l’avant, toujours de l’avant, jusqu’au Mont du Château ou quoi que ce soit d’autre que le destin me réserve. De l’avant. Toujours de l’avant.

LE LIVRE DE L’ÎLE DU SOMMEIL

1

Pendant ce qui lui parut durer des mois, voire des années, Valentin resta étendu de tout son long, nu sur une pierre plate et chaude de la plage de galets où la tumultueuse Steiche l’avait déposé. Le grondement de la rivière formait dans ses oreilles un bourdonnement continu, étrangement apaisant. Le soleil l’enveloppait d’un nimbe doré et vaporeux et il se dit que cette caresse allait le guérir de ses meurtrissures, de ses écorchures et de ses contusions, s’il pouvait seulement rester allongé assez longtemps. Il sentait vaguement qu’il aurait dû se lever, s’occuper de trouver un abri et se lancer à la recherche de ses compagnons, mais il parvenait à peine à trouver la force de se retourner. Il savait que cette conduite n’était pas digne d’un Coronal de Majipoor. Une telle indolence pouvait à la rigueur être acceptable de la part de commerçants, de taverniers ou même de jongleurs, mais celui qui avait des prétentions au pouvoir suprême devait s’astreindre à une discipline plus sévère. Alors relève-toi, se dit-il, rhabille-toi et commence à marcher vers le nord en suivant la berge de la rivière jusqu’à ce que tu trouves ceux qui peuvent l’aider à reconquérir ta haute position. Oui, debout, Valentin ! Mais il restait où il était. Coronal ou non, il avait consumé jusqu’à la dernière parcelle toute l’énergie qu’il y avait en lui lors de son plongeon tumultueux dans les rapides. Dans la position ou il était, il avait le sentiment très vif de l’immensité de Majipoor, de ses nombreux milliers de kilomètres de circonférence qui s’étendaient sous son corps, une planète suffisamment vaste pour que vingt milliards d’habitants y vivent sans être à l’étroit, une planète aux villes énormes, avec des parcs, des réserves naturelles, des districts sacrés et des territoires agricoles aux dimensions fabuleuses, et il avait l’impression que s’il prenait la peine de se lever, il lui faudrait parcourir à pied toute cette colossale étendue, pas à pas. Il paraissait plus simple de rester où il était. Quelque chose lui chatouillait le bas du dos, quelque chose de caoutchouteux et d’insistant. Il feignit de ne pas s’en apercevoir.

— Valentin ?

Il n’eut toujours pas de réaction. Le chatouillement recommença. Mais déjà l’idée s’était infiltrée à travers son cerveau engourdi de fatigue que quelqu’un l’avait appelé par son nom et donc que l’un de ses compagnons devait malgré tout avoir survécu. Une joie profonde l’envahit. Rassemblant le peu d’énergie qu’il lui restait, Valentin leva la tête et vit la petite silhouette aux nombreux tentacules d’Autifon Deliamber debout près de lui. Le magicien vroon se disposait à l’effleurer une troisième fois.