— Tu mangeras bien quelque chose, lui proposa aimablement Sleet.
Valentin resta bouche bée.
— Comment êtes-vous arrivés si loin devant nous ? Avec quoi avez-vous allumé ce feu ? Comment avez-vous attrapé les poissons ? Qu’avez-vous…
— Votre poisson va refroidir, l’interrompit Khun. Mangez d’abord, vous poserez des questions après.
Valentin mordit avec voracité dans le poisson – jamais il n’avait mangé quelque chose d’aussi succulent, une chair tendre et juteuse, parfaitement saisie, il était sûr que jamais mets plus délicat n’avait été servi aux festins du Mont du Château – et, se retournant, il fit signe à ses compagnons de descendre le talus. Mais ils arrivaient déjà, Shanamir bondissant et poussant de grands cris, Carabella filant gracieusement comme une flèche au-dessus des cailloux, Lisamon Hultin, portant toujours Deliamber, martelant le sol de son pas lourd.
— Il y a du poisson pour tout le monde ! proclama Sleet.
Ils en avaient attrapé au moins une douzaine, qui nageaient tristement en rond dans une petite flaque bordée de rochers. Avec une grande habileté, Khun les sortit de l’eau, les ouvrit et les vida. Sleet les présenta quelques secondes à la flamme et les fit passer aux autres qui les mangèrent gloutonnement.
Sleet expliqua que lorsque leur radeau s’était disloqué, ils s’étaient accrochés à trois troncs d’arbres qui étaient restés assemblés et qu’ils avaient réussi ainsi à traverser les rapides et à se laisser porter loin en aval. Ils se souvenaient vaguement avoir vu la plage sur laquelle Valentin avait été rejeté, mais ils n’avaient pas remarqué sa présence sur la plage lorsqu’ils étaient passés devant et s’étaient laissé entraîner par le courant pendant encore plusieurs kilomètres jusqu’à ce qu’ils aient suffisamment récupéré de leur descente des rapides pour avoir envie d’abandonner leurs troncs d’arbres et de gagner la rive à la nage. C’était Khun qui avait péché les poissons à main nue ; il avait, dit Sleet les mains les plus prestes qu’il lui avait jamais été donné de voir et il ferait probablement un jongleur de tout premier ordre. Khun grimaça un sourire – c’était la première fois que Valentin voyait son visage se départir de son expression lugubre.
— Et le feu ? demanda Carabella. Vous l’avez allumé en claquant des doigts, je suppose.
— Nous avons essayé, répondit benoîtement Sleet. Mais l’entreprise s’est avérée trop pénible. Alors nous sommes allés jusqu’au village de pêcheurs, juste derrière le coude de la rivière, et nous avons demandé à leur emprunter du feu.
— Un village de pêcheurs ? fit Valentin, stupéfait.
— Une colonie de Lii qui ignorent à l’évidence que la destinée de leur race est de vendre des saucisses dans les agglomérations occidentales. Ils nous ont offert le gîte pour la nuit et ont accepté de nous transporter cet après-midi jusqu’à Ni-moya pour que nous puissions attendre nos amis à la plage de Nissimorn.
Il sourit.
— Je présume qu’il nous faudra louer une seconde embarcation maintenant.
— Sommes-nous si près de Ni-moya ? demanda Deliamber.
— Deux heures de bateau, d’après ce qu’on m’a dit, jusqu’au confluent des deux cours d’eau.
Le monde parut soudain moins démesuré à Valentin, et les tâches qui l’attendaient moins écrasantes. Avoir enfin fait un vrai repas, savoir qu’il y avait à proximité un village ami et qu’il allait bientôt laisser derrière lui la vie sauvage, tout cela était merveilleusement réconfortant. Une seule chose le tracassait encore : le sort de Zalzan Kavol et de ses trois frères survivants.
Le village Lii était effectivement tout proche – il comptait environ cinq cents âmes, des gens trapus, la tête plate et la peau sombre, dont les trois yeux luisants comme des braises n’exprimaient guère de curiosité à l’égard des voyageurs. Ils vivaient dans de modestes huttes au toit de chaume bâties tout près de la rivière et s’adonnaient dans des jardinets à des cultures variées pour fournir un supplément aux prises que rapportait leur flottille de bateaux de pêche primitifs. Leur dialecte était difficile, mais Sleet semblait capable de communiquer avec eux et il réussit non seulement à retenir une seconde embarcation, mais encore à acquérir, pour quelques couronnes, des vêtements frais pour Carabella et Lisamon Hultin.
En début d’après-midi, ils embarquèrent pour Ni-moya avec un équipage de quatre Lii taciturnes.
La rivière coulait aussi vite qu’ailleurs, mais il y avait peu de rapides d’importance et les deux bateaux suivaient le courant à bonne allure à travers une campagne de plus en plus peuplée et civilisée. Les rives escarpées des hautes terres faisaient place à de larges plaines alluviales de limon noir et épais, et bientôt ils virent défiler devant eux une succession presque ininterrompue de villages.
Puis la rivière se transforma en un large plan d’eau d’un bleu profond. À cet endroit, le terrain était plat et découvert, et bien que les agglomérations sur les deux rives fussent sans aucun doute des villes de belle taille, peuplées de plusieurs milliers d’habitants, on eût dit de simples hameaux, tellement elles étaient rapetissées par l’immensité de la nature environnante.
Devant eux, il y avait une énorme étendue d’eau qui paraissait s’allonger jusqu’à l’horizon, comme s’il s’agissait de la mer.
— Le Zimr, annonça l’homme de barre de l’embarcation de Valentin. La Steiche se termine ici. La plage de Nissimorn sur la gauche.
Valentin contempla une énorme plage en forme de croissant, bordée d’une dense palmeraie dont les arbres surmontés de leurs pourpres feuilles pennées avaient une inclinaison très prononcée. En approchant de la plage, Valentin découvrit avec stupéfaction un radeau composé de troncs d’arbres grossièrement assemblés et, assis près de lui, quatre silhouettes velues dotées chacune de quatre bras. Les Skandars les attendaient.
2
La descente de la rivière n’avait rien eu d’extraordinaire pour Zalzan Kavol. Son radeau était arrivé aux rapides ; ses frères et lui les avaient traversés en manœuvrant à la gaffe, se faisant un peu secouer, mais rien de bien méchant ; ils s’étaient laissé entraîner par le courant jusqu’à la plage de Nissimorn où ils s’étaient installés, attendant avec une impatience croissante et se demandant ce qui avait pu retarder le reste de la troupe. Il n’était pas venu à l’esprit du Skandar que les autres radeaux avaient pu se fracasser pendant la descente de la rivière et il n’avait vu aucun des naufragés sur la grève.
— Vous avez eu des ennuis ? demanda-t-il avec ce qui paraissait être une innocence sincère.
— Qualifions-les de mineurs, répondit sèchement Valentin. Mais nous sommes apparemment tous réunis et il sera bon de retrouver un vrai toit pour dormir cette nuit.
Ils reprirent leur voyage et, très vite, ils arrivèrent au confluent de la Steiche et du Zimr, une étendue d’eau si vaste qu’il fut impossible à Valentin de concevoir qu’il ne s’agissait que du point de rencontre de deux cours d’eau. Arrivés à la ville de Nissimorn, sur la rive sud-ouest, ils prirent congé des Lii et s’embarquèrent sur le ferry-boat qui allait les transporter jusqu’à Ni-moya, la plus grande ville du continent de Zimroel.
Trente millions de citoyens y habitaient. À Ni-moya, le Zimr faisait une grande courbe, orientant brusquement son cours de l’est au sud-est. Là, une prodigieuse mégalopole avait pris forme. Elle étendait ses tentacules sur des centaines de kilomètres le long des deux rives du fleuve et en remontant plusieurs des affluents venant du nord. Valentin et ses compagnons virent d’abord la banlieue sud, des quartiers résidentiels qui laissaient place, tout à fait au sud, à la zone agricole qui s’étendait jusqu’à la vallée de la Steiche. La principale zone urbaine était située sur la rive nord et on ne la voyait qu’indistinctement de prime abord, des rangées de tours blanches au toit plat descendant en terrasses jusqu’au fleuve. Des douzaines de ferry-boats sillonnaient l’eau à cet endroit, reliant entre elles la myriade de villes qui bordaient le fleuve. La traversée leur prit plusieurs heures et ce n’est qu’au crépuscule qu’ils virent la ville de Ni-moya proprement dite.