Выбрать главу

La cité était d’une beauté magique. Elle commençait à se parsemer de lumières au clignotement tentateur sur le fond de vertes collines boisées et de bâtiments d’un blanc immaculé. Des jetées géantes s’avançaient comme des doigts tendus dans le fleuve et une incroyable profusion de bateaux de toutes dimensions étaient amarrés le long du front de mer. La ville de Pidruid, qui avait paru si imposante à Valentin au début de sa longue errance, ne soutenait vraiment pas la comparaison avec celle-ci.

Seuls les Skandars, Khun et Deliamber étaient déjà venus à Ni-moya. Deliamber leur parla des merveilles qu’offrait la cité : son Portique Flottant, une galerie marchande d’un kilomètre et demi de long, suspendue au-dessus du sol par des câbles presque invisibles ; son Parc des Animaux Fabuleux, où les spécimens les plus rares de la faune de Majipoor, des créatures dont l’espèce était menacée d’extinction par le développement de la civilisation, vivaient en liberté dans un milieu reproduisant leur habitat naturel ; son Boulevard de Cristal, une artère rutilante aux réflecteurs tournants, une vue grandiose ; son Grand Bazar, vingt-cinq kilomètres carrés d’un dédale de ruelles abritant des milliers de minuscules échoppes sous une ligne continue de toits d’un jaune éblouissant ; son Musée des Mondes, sa Chambre de la Sorcellerie ; son palais ducal, construit à une échelle démesurée et dont on prétendait que seul le Château de lord Valentin le surpassait, et bien d’autres choses encore qui paraissaient à Valentin relever beaucoup plus du mythe et de la chimère que de ce que l’on pouvait découvrir dans une véritable ville. Mais ils ne verraient rien de tout cela. L’orchestre municipal et ses mille instrumentistes, les restaurants flottants, les oiseaux artificiels aux yeux de pierres précieuses et tout le reste devraient attendre, si ce jour devait jamais arriver, qu’il revienne à Ni-moya revêtu de la robe du Coronal.

Alors que le ferry-boat approchait du débarcadère, Valentin réunit tout le monde et leur dit :

— Le moment est venu pour chacun de choisir sa route. Mon intention est de m’embarquer d’ici pour Piliplok et d’entreprendre de là-bas le pèlerinage de l’Ile. J’ai fort prisé votre compagnie jusqu’à maintenant et j’aimerais la conserver, mais je n’ai rien d’autre à vous offrir qu’une interminable vie de voyages et l’éventualité d’une mort prématurée. Mes chances de succès sont minces et les obstacles sont considérables. Quelqu’un d’entre vous veut-il continuer avec moi ?

— Je te suivrai jusqu’au bout du monde ! s’écria Shanamir.

— Moi aussi, dit Sleet, imité par Vinorkis.

— Douterais-tu de moi ? demanda Carabella.

Valentin lui sourit puis tourna la tête vers Deliamber qui dit :

— La légitimité du royaume est en jeu. Comment pourrais-je ne pas suivre le véritable Coronal partout où il lui semblera bon d’aller ?

— Tout cela me déroute, dit Lisamon Hultin, je ne comprends rien à cette histoire de Coronal qui vadrouille loin de son véritable corps. Mais je n’ai pas d’autre emploi, Valentin. Je suis des vôtres.

— Je vous remercie tous, dit Valentin. Et je vous remercierai de nouveau, et de manière plus grandiose, dans la salle des banquets du Mont du Château.

— Et les Skandars ne peuvent-ils vous être d’aucune utilité, monseigneur ? demanda Zalzan Kavol.

Valentin ne s’attendait pas à cela.

— Voulez-vous venir aussi ?

— Notre roulotte est détruite. La mort a frappé notre famille. Tout notre matériel de jonglerie a disparu. Je n’ai aucune vocation de pèlerin, mais je vous suivrai jusqu’à l’Île et au-delà, et mes frères feront de même, si vous nous acceptez.

— Je vous accepte, Zalzan Kavol. S’il existe un poste de jongleur à la cour impériale, il sera pour vous. Je vous le promets !

— Merci, monseigneur, répondit le Skandar d’un ton empreint de gravité.

— Il y a encore un volontaire, dit Khun.

— Vous aussi ? demanda Valentin, surpris.

— Peu m’importe, répondit l’étranger à la mine lugubre, de savoir qui est le monarque de cette planète où j’ai échoué. Par contre, il est important pour moi de me conduire honorablement. Sans vous, je serais maintenant mort à Piurifayne. Je vous dois la vie et je vous aiderai de mon mieux.

— Nous n’avons fait pour vous que ce que tout être civilisé aurait fait pour un autre, répliqua Valentin en secouant la tête. Vous n’avez aucune dette de reconnaissance à acquitter.

— Je ne vois pas les choses de la même manière reprit Khun. De plus, la vie que j’ai menée jusqu’à ce jour a été frivole et superficielle. J’ai quitté sans raison Kianimot, ma planète natale, pour venir ici où j’ai vécu de manière stupide et failli perdre la vie, alors pourquoi continuer ainsi ? J’épouserai votre cause et la ferai mienne, et peut-être finirai-je par y croire, et si je meurs pour vous faire roi, je ne ferai que payer la dette qui existe entre nous. Avec une mort réussie, je pourrai me racheter aux yeux de l’univers d’une vie ratée. Voulez-vous de moi ?

— De tout cœur, vous êtes le bienvenu, répondit Valentin.

Le ferry-boat fit entendre un long coup de sirène et accosta sans heurt le débarcadère.

Ils passèrent la nuit dans l’hôtel le moins cher qu’ils purent trouver sur le front de mer, un gîte propre mais nu, aux murs blanchis à la chaux et aux baignoires communes. Ils s’offrirent un dîner modeste et plantureux dans une auberge proche. Valentin demanda à mettre les fonds en commun et nomma Shanamir et Zalzan Kavol trésoriers puisqu’ils semblaient avoir la meilleure appréciation de la valeur et de l’usage de l’argent. Il restait à Valentin la majeure partie de la somme qu’il avait sur lui à Pidruid et Zalzan Kavol sortit d’une bourse cachée une pile impressionnante de pièces de dix royaux. À eux deux, ils avaient largement de quoi mener tout le monde jusqu’à l’Île du Sommeil. Le lendemain matin, ils payèrent leur passage à bord d’un vapeur semblable à celui qui les avait transportés de Khyntor à Verf et ils commencèrent le voyage jusqu’à Piliplok, le grand port situé à l’embouchure du Zimr.

Malgré toute la distance qu’ils avaient déjà parcourue à travers Zimroel, plusieurs milliers de kilomètres les séparaient encore de la côte orientale. Mais sur toute la largeur du Zimr, les bateaux faisaient route rapidement et paisiblement. Bien sûr, le vapeur faisait escale à chacune des innombrables villes sises en bordure du fleuve, Larnimisculus, Belka et Clarischanz, Flegit, Hiskuret et Centriun, Obliorn Vale, Salvamot et Gourkaine, Semirod et Cerinor, Haunfort Major, Impemond, Orgeliuse, Dambemuir et beaucoup d’autres, une interminable succession d’agglomérations presque indiscernables, chacune avec ses jetées, ses promenades en bordure du fleuve, ses plantations de palmiers et d’alabandinas, ses entrepôts peints de couleurs gaies et ses bazars gigantesques, ses queues de passagers, leurs billets serrés dans la main, avides de monter à bord et impatients de partir dès qu’ils avaient franchi la passerelle. Sleet tailla des massues dans des morceaux de bois dont l’équipage lui avait fait cadeau, et Carabella dénicha quelque part des balles pour jongler. Pendant les repas, les Skandars escamotaient tranquillement de la vaisselle, si bien que la troupe accumulait progressivement tout un matériel de jongleurs et, à partir du troisième jour, ils gagnèrent quelques couronnes en se produisant sur le pont promenade. Maintenant qu’il avait recommencé à jongler, Zalzan Kavol retrouvait peu à peu une partie de son assurance bourrue, bien qu’il parût encore étrangement radouci, abordant avec un luxe de précautions des situations qui auraient auparavant provoqué des explosions de rage.