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C’était le pays natal des Skandars, qui avaient vu le jour à Piliplok et débuté en faisant des tournées dans les villes de l’intérieur de cette immense province qui s’étendait jusqu’à Stenwamp et Port Saikforge en bordure du fleuve, à quinze cents kilomètres de la cote. Ce paysage familier les dérida, ce moutonnement de collines fauves et ces petites villes animées aux constructions de bois, et Zalzan Kavol s’étendit sur le début de sa carrière, ses premiers succès et ses très rares échecs, et mentionna une dispute avec un imprésario qui l’avait conduit à chercher fortune à l’autre extrémité de Zimroel. Valentin soupçonna que cela avait dû entraîner quelque violence et peut-être quelque transgression de la loi, mais il ne posa pas de questions.

Un soir, après force libations, les Skandars allèrent jusqu’à chanter – pour la première fois depuis que Valentin partageait leur vie – une chanson skandar, une complainte lugubre sur un ton mineur, tout en dansant en rond, traînant les pieds, les épaules basses :

Parfois mon cœur soupire ; D’obscurs pressentiments Voilent mes yeux de larmes Oui coulent lentement. La mort et l’affliction, La mort et l’affliction Nous suivent pas à pas Partout où nous allons. Ils sont loin les sentiers Où je vagabondais. Les monts et ruisselets Du pays bien-aimé. La mort et l’affliction, La mort et l’affliction Nous suivent pas à pas Partout où nous allons. Les dragons ont la mer, Le malheur tient la terre, Jamais ne reverrai Mon pays bien-aimé. La mort et l’affliction, La mort et l’affliction Nous suivent pas à pas Partout où nous allons.

La chanson était d’une monotonie tellement sinistre et les énormes Skandars, se dandinant lourdement en chantant, avaient l’air si ridicule que Carabella et Valentin eurent au début toutes les peines du monde à réprimer une violente envie de rire. Mais dès le second couplet, Valentin se sentit remué par l’émotion sincère qui semblait se dégager de la complainte : les Skandars avaient réellement connu la mort et l’affliction, et bien qu’ils fussent tout près de leur pays natal, ils avaient passé la majeure partie de leur vie loin de Piliplok.

Valentin se dit qu’il était peut-être effectivement dur et pénible d’être un Skandar sur Majipoor, une créature velue se déplaçant pesamment dans l’air chaud au milieu d’êtres plus légers et à la peau lisse.

L’été touchait maintenant à sa fin, et sur la côte orientale de Zimroel c’était la saison sèche pendant laquelle des vents chauds soufflaient du sud, la végétation entrait en sommeil et, d’après Zalzan Kavol, les gens s’emportaient facilement et les crimes passionnels étaient monnaie courante. Valentin trouva la région moins intéressante que les jungles de l’intérieur du continent ou la luxuriance de la végétation subtropicale, mais après quelques jours d’observation attentive, il conclut qu’elle n’était pas dépourvue d’une sorte de beauté austère, sobre et sévère, bien éloignée de la folle exubérance de l’Ouest. Malgré tout, c’est avec plaisir et soulagement, après de longs jours passés sur ce fleuve monotone et apparemment interminable, qu’il entendit Zalzan Kavol annoncer que les faubourgs de Piliplok étaient en vue.

3

La ville de Piliplok était à peu près aussi vieille et aussi grande que le port qui lui faisait pendant sur la côte opposée du continent, Pidruid. Mais la ressemblance s’arrêtait là, car Pidruid avait été construit sans plan et offrait un capricieux enchevêtrement de rues, d’avenues et de boulevards s’entortillant au petit bonheur les uns autour des autres, alors que Piliplok avait été construite selon un plan tracé avec une précision rigoureuse et presque maniaque.

La ville était bâtie sur un large promontoire situé à l’embouchure du Zimr, sur sa rive droite. Le fleuve atteignait une largeur inconcevable, de l’ordre de cent kilomètres à l’endroit où il se jetait dans la Mer Intérieure, et il charriait le limon et les sédiments accumulés sur les onze mille kilomètres de son cours rapide depuis l’extrême nord-ouest du continent, souillant ainsi l’océan et mêlant aux flots bleu-vert une tache sombre qui, à ce que l’on disait, pouvait être vue jusqu’à plusieurs centaines de kilomètres en mer. Le cap nord de l’embouchure était une falaise crayeuse d’un kilomètre et demi de haut et de plusieurs kilomètres de long qui, même de Piliplok, était visible par temps clair, une muraille d’un blanc éblouissant, miroitant sous le soleil matinal. Rien là-bas ne pouvait être utilisé pour des installations portuaires, aussi cette zone avait-elle été laissée à l’abandon et convertie en territoire sacré. Des adeptes de la Dame y vivaient dans une réclusion si totale que nul ne les avait importunés depuis plus de cent ans. Mais Piliplok était une tout autre affaire : onze millions d’habitants dans cette ville qui rayonnait dans toutes les directions à partir de son magnifique port naturel. Une série de rues coupaient ces grands axes et délimitaient les différents quartiers de la ville, les quartiers commerçants au centre, puis des zones réservées aux activités professionnelles et aux loisirs et enfin, à la périphérie, les quartiers résidentiels, eux-mêmes soigneusement cloisonnés en fonction de la situation de fortune et, dans une certaine mesure, de la race. Il y avait à Piliplok une forte concentration de Skandars – Valentin avait l’impression qu’une personne sur trois se promenant sur le front de mer appartenait au peuple de Zalzan Kavol – et il était quelque peu intimidant de voir déambuler une telle quantité de géants velus à quatre bras. Dans cette ville, vivaient également bon nombre de Su-Suheris, cette race distante et aristocratique, négociants en articles de luxe, étoffes précieuses, bijouterie et artisanat d’art en provenance de toutes les régions de la planète. L’air était vif et sec et, sentant l’incessant vent du sud lui brûler les joues, Valentin commença à comprendre ce que Zalzan Kavol voulait dire lorsqu’il avait parlé de la propension à l’emportement suscitée par ce vent.

— Cela lui arrive-t-il d’arrêter de souffler ? demanda-t-il.

— Le premier jour du printemps, répondit Zalzan Kavol.

Valentin espérait être déjà loin à ce moment-là. Mais ils durent immédiatement faire face à un problème. En compagnie de Zalzan Kavol et de Deliamber, Valentin se rendit sur le quai de Shkunibor à l’extrémité est du port de Piliplok pour s’occuper du transport jusqu’à l’Ile. Depuis des mois, Valentin s’imaginait dans cette ville et sur ce quai, et il avait acquis à ses yeux un prestige quasi légendaire, avec de vastes perspectives et une architecture majestueuse, aussi ne fut-il pas peu déçu en y arrivant de découvrir que le principal point d’embarquement sur les bateaux de pèlerins était une bâtisse croulante et délabrée, dont la peinture verte s’écaillait sur les murs et les drapeaux lacérés flottaient au gré du vent.