Mais il y avait plus grave encore. Le quai semblait désert. Après quelques minutes de recherche, Zalzan Kavol trouva un horaire des départs placardé dans un coin sombre du bureau des billets. Les bateaux de pèlerins partaient pour l’Île les premiers du mois – sauf en automne, où les départs étaient beaucoup plus espacés à cause des vents contraires dominants. Le dernier bateau de la saison avait levé l’ancre une semaine plus tôt. Le prochain partait dans trois mois.
— Trois mois ! s’écria Valentin. Mais qu’allons-nous faire à Piliplok pendant trois mois ? Jongler dans les rues ? Mendier ? Voler ? Relisez cet horaire, Zalzan Kavol !
— Il dira la même chose, déclara le Skandar. J’aime Piliplok par-dessus tout, poursuivit-il en grimaçant, mais je ne tiens guère à y être pendant la saison des vents. Quelle poisse !
— Il n’y a vraiment aucun bateau qui appareille à cette saison ? demanda Valentin.
— Seulement les dragonniers, répondit Zalzan Kavol.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Ce sont des navires équipés pour la pêche aux dragons de mer qui se réunissent en troupes pour s’accoupler à cette époque de l’année et sont faciles à tuer. Nombreux sont les dragonniers qui prennent la mer en ce moment. Mais de quelle utilité peuvent-ils nous être ?
— Jusqu’où vont-ils en mer ? demanda Valentin.
— Aussi loin qu’il le faut pour trouver leurs prises. Ils poussent parfois jusqu’à l’archipel de Rodamaunt si les dragons se rassemblent à l’est.
— Où est cet archipel ?
— C’est une longue chaîne d’îles très loin dans la Mer Intérieure, à peu près à mi-chemin de l’Île du Sommeil.
— Elles sont habitées ?
— La population y est dense.
— Bon. Dans ce cas, il y a sûrement des échanges entre les îles. Nous pourrions peut-être, en payant, nous faire accepter comme passagers sur un de ces dragonniers et transporter jusqu’à l’archipel et, de là, trouver un capitaine, et affréter son navire pour nous emmener dans l’Ile.
— C’est possible, dit Deliamber.
— Il n’y a pas de règlement exigeant de tous les pèlerins qu’ils arrivent sur les bateaux de pèlerins ?
— Pas à ma connaissance, répondit le Vroon.
— Les capitaines des dragonniers ne voudront pas s’embarrasser de passagers, objecta Zalzan Kavol. Jamais ils n’exercent ce genre de commerce.
— Même une poignée de royaux ne pourrait éveiller leur intérêt ?
— Je n’en ai aucune idée, répondit Zalzan Kavol, l’air dubitatif. Leur métier est déjà fort lucratif. Ils peuvent considérer que des passagers risquent de les encombrer ou même de leur porter malheur. De plus, il n’est même pas sûr qu’ils acceptent de nous transporter jusqu’à l’archipel, s’il se trouve cette année au-delà de leur zone de pêche. Et au cas où nous réussirions à atteindre l’archipel, nous ne pouvons pas non plus être sûrs d’y trouver quelqu’un qui acceptera de nous transporter jusqu’à l’Ile.
— Par ailleurs, dit Valentin, tout cela pourrait peut-être s’arranger très facilement. Nous avons de l’argent et je préférerais l’utiliser à persuader des patrons de pêche de nous prendre comme passagers que le dépenser en nourriture et en logement à Piliplok pendant les trois mois à venir. Où peut-on trouver les pécheurs de dragons ?
Toute une portion du front de mer, cinq à six kilomètres de quais, était réservée à leur usage exclusif et dans le port, on était en train de compléter l’armement de plusieurs douzaines d’énormes navires en bois pour la saison de pêche qui ne faisait que commencer. Les dragonniers étaient tous construits sur le même modèle, que Valentin trouva morbide et sinistre, de lourds bâtiments bombés, à la coque ventrue, aux énormes mâts extravagants et fourchus, avec de terrifiantes figures de proue aux dents proéminentes, et à la poupe terminée par de longues queues en pointe. La plupart étaient décorés tout le long de leurs flancs d’audacieux motifs représentant des yeux écarlate et jaune ou des rangées de dents blanches de carnassiers ; et, très haut au-dessus des ponts, des coupoles hérissées pour les harponneurs, des treuils géants pour les filets et des plates-formes tachées de sang sur lesquelles le dépeçage avait lieu. Il paraissait incongru à Valentin d’utiliser un de ces navires semant la mort pour gagner le havre de paix et de sainteté qu’était l’Île du Sommeil. Mais il n’avait pas d’autre solution.
Et même cette solution commença très vite à devenir problématique. Ils allaient de bateau en bateau, d’appontement en appontement, de forme de radoub en forme de radoub, et partout les patrons de pêche écoutaient leur proposition d’une oreille distraite et leur opposaient un rapide refus. Zalzan Kavol leur servait la plupart du temps de porte-parole, car les patrons étaient en majorité des Skandars et l’on pouvait penser qu’ils accueilleraient avec plus de sympathie la proposition de quelqu’un de leur propre race. Mais en dépit de tous les arguments invoqués, ils demeuraient inflexibles.
— Vous ne feriez que distraire l’équipage, leur dit le premier patron. Vous seriez toujours en train de vous prendre les pieds dans le gréement, d’avoir le mal de mer ou des exigences particulières pour le service…
— Nous ne pouvons être affrétés pour le transport de passagers, dit le second. Nos statuts nous l’interdisent.
— L’archipel est au sud de nos parages préférés, déclara le troisième.
— Cela fait bien longtemps que je suis persuadé, dit le quatrième, qu’un dragonnier prenant la mer avec à son bord des étrangers à la corporation est un bateau qui ne reverra jamais, Piliplok. Je préfère ne pas vérifier cette année encore le bien-fondé de cette superstition.
— Les pèlerins ne m’intéressent pas, leur dit le cinquième. Que la Dame vous transporte dans les airs si elle le veut. Mais vous ne monterez pas à bord de mon bateau.
Le sixième refusa à son tour, ajoutant qu’aucun patron n’était susceptible de les aider. Le septième leur dit la même chose. Le huitième, ayant été averti qu’un groupe de terriens parcourait les quais pour essayer de s’embarquer, n’accepta même pas de les recevoir.
Le neuvième patron, une vieille Skandar grisonnante, à la bouche édentée et à la fourrure pelée, se montra plus amicale que les autres, bien que tout aussi hostile à l’idée de leur faire de la place sur son bateau. Elle alla jusqu’à leur faire une suggestion.
— Sur le quai Prestimion, leur dit-elle, vous trouverez le capitaine Gorzval, le patron du Brangalyn. Gorzval a fait plusieurs voyages malheureux et tout le monde sait qu’il est à court d’argent. Je l’ai entendu dans une taverne, pas plus tard que l’autre soir, essayer de faire un emprunt pour payer les réparations de sa coque. Il est possible que le revenu supplémentaire apporté par des passagers lui soit bien utile en ce moment.
— Et où se trouve le quai Prestimion ? demanda Zalzan Kavol.
— Tout à fait au bout, derrière Dekkeret et Kinniken, juste à l’ouest du bassin de désarmement.
Une heure plus tard, après avoir jeté un premier coup d’œil au bateau du capitaine Gorzval, Valentin se disait avec tristesse qu’un poste de mouillage situé à proximité du bassin de désarmement était tout à fait indiqué pour le Brangalyn, qui paraissait bon pour la ferraille. C’était un bateau plus petit et plus vieux que les autres que Valentin avait vus, et dans le cours de sa longue histoire, sa coque avait dû être déchirée car, à la suite de sa reconstruction, elle était devenue mal proportionnée, avec des poutres dépareillées et l’air bizarrement de guingois à tribord. Les yeux et les dents peints le long de la ligne de flottaison avaient perdu leur éclat ; la figure de proue était de travers ; les queues en pointe avaient été brisées net à quelque trois mètres de leur base, peut-être par un vigoureux coup de queue d’un dragon furieux ; les mâts, eux aussi, avaient été amputés de quelques vergues. Des hommes d’équipage, l’air mou et abattu, étaient au travail, mais sans grande efficacité, calfatant, lovant des cordages et ravaudant la voilure.