Le capitaine Gorzval lui-même paraissait aussi fatigué et usé que son rafiot. C’était un Skandar, à peine de la taille de Lisamon Hultin – pratiquement un nain pour sa race – affecté de strabisme, avec un moignon à l’endroit où aurait dû se trouver son bras extérieur gauche. Sa fourrure était rêche et emmêlée, il avait les épaules tombantes et tout dans son attitude exprimait la lassitude et le découragement. Mais son visage s’épanouit dès que Zalzan Kavol lui demanda s’il accepterait de prendre des passagers jusqu’à l’archipel de Rodamaunt.
— Combien ?
— Douze. Quatre Skandars, un Hjort, un Vroon, cinq humains et un… un autre.
— Tous des pèlerins, vous m’avez dit.
— Tous des pèlerins.
Gorzval fit négligemment le signe de la Dame et reprit :
— Vous savez qu’il est illégal de prendre des passagers à bord des dragonniers. Mais je dois à la Dame des remerciements pour des faveurs qu’elle m’accorda dans le passé. Je suis prêt à faire une exception pour vous. Vous payez d’avance ?
— Naturellement, répondit Zalzan Kavol.
Valentin cessa de retenir son souffle. Le rafiot était d’une vétusté pitoyable et Gorzval, selon toute probabilité, un navigateur de troisième ordre, poursuivi par la guigne, à moins qu’il ne s’agisse d’incompétence pure et simple, et pourtant il acceptait de les prendre à bord de son bateau, alors que tous les autres en avaient repoussé l’idée.
Gorzval fit connaître son prix et attendit, visiblement tendu, que le marchandage s’engage. Ce qu’il demandait était à peine la moitié de ce qu’ils avaient offert sans succès aux autres patrons de pêche. Zalzan Kavol, sans nul doute par habitude et par fierté, commença à débattre le prix et demanda un abattement de trois royaux. Gorzval, l’air effaré, proposa une réduction d’un royal et demi ; Zalzan Kavol paraissait prêt à rogner encore quelques couronnes sur cette somme, quand Valentin, prenant en pitié l’infortuné patron, s’interposa vivement et dit :
— Marché conclu. Quand levons-nous l’ancre ?
— Dans trois jours, répondit Gorzval.
Il en fallut quatre, en réalité – Gorzval ayant vaguement mentionné des réparations supplémentaires, Valentin s’aperçut qu’il s’agissait en fait de boucher quelques voies d’eau de dimension non négligeable. Il n’avait pu mener à bien cette opération avant d’avoir touché l’argent du passage des pèlerins. Lisamon Hultin leur apprit que d’après les ragots qui couraient dans les tavernes du port, Gorzval avait essayé d’emprunter de quoi payer les charpentiers en hypothéquant une partie de sa pèche, mais qu’il n’avait pas trouvé preneur. Il avait, dit-elle, une réputation douteuse ; il manquait de jugement, était poursuivi par la malchance et son équipage était composé de tire-au-flanc sous-payés. Une année, il avait complètement raté le rassemblement des dragons de mer et était revenu à vide à Piliplok ; lors d’une autre campagne de pêche, un jeune dragon, pas tout à fait aussi mort qu’il le croyait, lui avait coûté un bras ; et la dernière fois, le Brangalyn avait été heurté par le travers par un animal furieux et avait failli être envoyé par le fond.
— Nous ferions peut-être mieux, suggéra Lisamon Hultin, d’essayer de gagner l’Île à la nage.
— Nous allons peut-être lui porter chance, dit Valentin.
— S’il suffisait d’être optimiste pour conquérir le trône, répliqua Sleet en riant, vous auriez réintégré le Château avant le premier jour de l’hiver.
Valentin se mit à rire avec lui. Mais après le désastre de Piurifayne, il espérait ne pas entraîner ses compagnons vers de nouvelles catastrophes à bord de ce bateau pourri. Car, après tout, ils ne le suivaient que parce qu’ils avaient foi en lui, sur la seule preuve de quelques rêves, de sorcellerie et d’une énigmatique mascarade métamorphe. Quel opprobre et quel désespoir pour lui si, dans sa hâte à atteindre l’Ile, il leur causait de nouveaux tourments. Et pourtant Valentin éprouvait une vive sympathie envers le Skandar manchot et dépenaillé. Bien malheureux, peut-être, en tant que patron de pêche, Gorzval ferait un timonier tout à fait acceptable pour un Coronal à qui la fortune avait été si contraire qu’il avait réussi à perdre en une seule nuit son trône, sa mémoire et son identité !
La veille du départ du Brangalyn, Vinorkis prit Valentin à part et lui dit d’un ton inquiet :
— Monseigneur, on nous épie.
— Comment savez-vous cela ?
Le Hjort sourit en lissant sa moustache orange.
— Monseigneur, quand on fait un peu d’espionnage, on en retrouve les tics chez les autres. J’ai remarqué un Skandar grisonnant qui flânait sur les quais ces jours-ci et posait des questions aux hommes de Gorzval. Un des charpentiers du bateau m’a dit qu’il s’intéressait aux passagers que Gorzval avait pris et à notre destination.
Valentin se renfrogna.
— J’avais espéré que nous les avions semés dans la jungle !
— Ils ont dû nous retrouver à Ni-moya, monseigneur.
— Alors il nous faudra les dépister de nouveau dans l’archipel, dit Valentin. Et d’ici là, prendre garde aux autres espions qui se trouveraient sur notre chemin. Je vous remercie, Vinorkis.
— Vous n’avez pas à me remercier, monseigneur. Je n’ai fait que mon devoir.
3 (suite)
Un vent fort soufflait du sud lorsqu’ils appareillèrent le lendemain matin. Vinorkis surveilla attentivement le quai pendant l’embarquement pour repérer le Skandar un peu trop curieux, mais il n’en vit pas trace. Valentin supposa qu’il avait accompli sa tâche et qu’un autre informateur reprendrait ultérieurement la surveillance pour le compte de l’usurpateur.
Ils mirent le cap au sud-est. Les dragonniers avaient l’habitude de louvoyer avec ce vent qui restait constamment contraire jusqu’aux terrains de chasse. Rien de plus fastidieux, mais impossible de faire autrement, car les dragons de mer ne passaient à portée des chasseurs qu’à cette époque de l’année. Le Brangalyn avait un moteur d’appoint, mais pas très puissant, les carburants étant si rares sur Majipoor. Avec une lourdeur non dépourvue d’une certaine majesté, le Brangalyn prit le vent de travers et sortit du port de Piliplok pour gagner le large.
La Mer Intérieure, qui séparait l’est de Zimroel de l’ouest d’Alhanroel, était la plus petite des deux mers de Majipoor. Son étendue était loin d’être négligeable – quelque huit mille kilomètres d’un littoral à l’autre – et pourtant ce n’était qu’une simple mare comparativement à la Grande Mer qui occupait la majeure partie de l’autre hémisphère, un océan sur lequel la navigation était impossible, des milliers et des milliers de kilomètres de haute mer. La Mer Intérieure avait une échelle beaucoup plus humaine et, à mi-chemin entre les deux continents, elle était coupée par l’Île du Sommeil – elle-même suffisamment grande pour être considérée comme un continent sur un autre monde aux proportions moins extraordinaires – et ponctuée de plusieurs chapelets d’îles plus ou moins importantes.
La vie des dragons de mer s’écoulait en d’interminables migrations entre les deux océans. Ils tournaient autour du globe et la circumnavigation leur prenait des années, voire des décennies, personne n’en savait rien. Chaque été, une de ces troupes achevait sa traversée de la Grande Mer, passait au sud de Narabal et remontait la côte méridionale de Zimroel en direction de Piliplok. Il était interdit de les chasser à cette époque car la troupe abondait en femelles gravides. L’automne venu, les petits étaient nés, la troupe avait atteint les eaux battues par les vents du sud situées entre Piliplok et l’île du Sommeil, et la chasse annuelle pouvait commencer. Les dragonniers quittaient le port de Piliplok en grand nombre. Petits et adultes devenaient la proie des chasseurs et les survivants repassaient le tropique, longeant la côte sud de l’île du Sommeil, contournant la pointe de la longue péninsule de Stoienzar et se dirigeant vers l’est au-dessous d’Alhanroel et jusqu’à la Grande Mer dans les flots de laquelle ils pourraient s’ébattre sans être inquiétés jusqu’à ce que le moment revienne pour eux de retrouver les parages de Piliplok. De tous les animaux de Majipoor, les dragons de mer étaient de loin les plus gros. À la naissance ils étaient fort petits, pas plus d’un mètre cinquante à deux mètres de long, mais leur croissance se poursuivait pendant toute leur vie, et leur existence était longue, bien que personne n’ait jamais pu la chiffrer avec précision. Gorzval, qui partageait sa table avec ses passagers et, maintenant qu’il avait laissé ses soucis derrière lui, se révélait d’un naturel très loquace, raffolait d’histoires ayant trait à l’immensité de certains dragons de mer. L’un, qui avait été pris sous le règne de lord Malibor, mesurait cinquante-sept mètres de long ; un autre, sous lord Confalume, soixante-douze mètres, et, à l’époque où Prestimion était Pontife et lord Dekkeret Coronal, on en avait pris un qui faisait neuf mètres de plus. Mais le champion, d’après Gorzval, était un autre encore, qui était apparu impudemment presque à l’entrée du port de Piliplok et dont des témoins dignes de foi avaient estimé la longueur à quatre-vingt-quinze mètres. Ce monstre, baptisé dragon de lord Kinniken, s’en était sorti indemne parce qu’à ce moment-là toute la flotte de dragonniers avait déjà gagné le large. On prétendait qu’il avait été aperçu en plusieurs occasions par des chasseurs pendant les siècles suivants, la dernière fois remontant à l’année où lord Voriax était devenu Coronal, mais jamais un seul harpon ne l’avait atteint, et chez les chasseurs il avait une funeste réputation.