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Les premiers dragons se manifestèrent dans le courant de la seconde semaine après leur départ de Piliplok. La veille, Gorzval avait prédit leur venue, ayant rêvé qu’ils étaient proches.

— Tous les patrons de pêche voient les dragons en songe, expliqua-t-il. Nos pensées sont à l’unisson avec eux ; nous les sentons approcher de nous. Il y a même une des nôtres, du nom de Guidrag, une femme à qui il manque plusieurs dents, qui les voit en rêve une semaine à l’avance, et parfois plus. Elle se dirige droit sur eux, et ils sont toujours là. Moi, je ne suis pas aussi bon et je ne peux pas faire mieux qu’une journée à l’avance. Mais, de toute façon, personne n’est aussi bon que Guidrag. Je fais de mon mieux. Nous aurons des dragons à la hauteur de l’étrave dans dix à douze heures, cela je vous le garantis.

Valentin n’avait guère confiance dans ce que le patron Skandar pouvait garantir, mais en milieu de matinée la vigie perchée au sommet de son mât se mit à crier : « Dragons en vue ! »

Toute une troupe, une cinquantaine ou plus, s’ébattait juste devant la proue du Brangalyn. Les dragons de mer étaient des animaux pansus et disgracieux, d’une largeur égale à celle du Brangalyn, au long cou puissant prolongé par une lourde tête triangulaire, à la courte queue terminée en nageoire caudale plate en éventail et à l’épine dorsale saillante qui courait sur toute la longueur de leur dos voûté. Mais leur caractéristique la plus étonnante était leurs ailes… des nageoires, en réalité, car il paraissait inconcevable que des créatures aussi énormes pussent prendre leur vol, mais elles ressemblaient beaucoup plus à des ailes qu’à des nageoires, des ailes de chauves-souris, sombres et membraneuses, aux attaches massives situées sous le cou et qui recouvraient la moitié du corps. La plupart des dragons gardaient leurs ailes repliées comme des manteaux, mais quelques-uns les étendaient totalement, les déployant en éventail en suivant l’axe des longues nervures d’aspect fragile, et ils couvraient l’eau autour d’eux sur une stupéfiante étendue, les ailes déroulées comme une toile goudronnée.

La plupart des dragons étaient jeunes, mesurant de six à quinze mètres, mais il y avait de nombreux nouveau-nés, de deux mètres de long environ, qui nageaient et barbotaient gaiement ou bien s’accrochaient aux mamelles de leur mère. Au milieu de la troupe flottaient quelques monstres, à demi immergés et somnolents, dont les épines dorsales s’élevaient très haut au-dessus de l’eau, comme la ligne de crête du relief d’une île flottante. Il était difficile d’évaluer leur longueur totale, car ils avaient tendance à garder immergée la partie postérieure du corps, mais leur masse était impressionnante et deux ou trois d’entre eux paraissaient au moins aussi gros que le bateau. Au moment où Gorzval passait devant lui sur le pont, Valentin lui demanda :

— Le dragon de lord Kinniken ne fait pas partie de ceux-là, n’est-ce pas ?

Le patron Skandar étouffa un petit rire indulgent.

— Non, le Kinniken fait au moins trois fois la taille de ceux-là.

— Trois fois ?

— Plus que cela ! Ceux-là font à peine quarante-cinq mètres. J’en ai vu des douzaines de plus gros. Vous aussi, l’ami, vous en verrez, et sous peu.

Valentin essaya d’imaginer des dragons faisant trois fois la taille des plus gros qu’il avait sous les yeux. Son esprit s’y refusait. C’était comme s’il essayait de se représenter le Mont du Château dans toute son immensité : c’était tout simplement impossible.

Le dragonnier s’avança et la tuerie commença. L’opération exigeait une coordination parfaite. Des embarcations furent mises à la mer ; debout à l’avant de chacune, un Skandar porteur d’une lance était retenu par une sangle. Les canots se déplaçaient lentement au milieu des jeunes dragons en train de téter. Les victimes étaient réparties dans chaque portée, de manière que la disparition totale de sa progéniture ne donne l’éveil à aucune mère. Les jeunes dragons étaient attachés par la queue aux embarcations, et quand les canots revinrent au dragonnier, on descendit des filets pour hisser les prises. Ce n’est que lorsque plusieurs douzaines de petits furent ainsi remontés sur le bateau que les chasseurs s’attaquèrent à un plus gros gibier. Les canots furent remontés sur le pont et le harponneur, un gigantesque Skandar à la poitrine traversée d’une longue cicatrice d’un bleu terne à l’endroit où la fourrure était depuis longtemps arrachée, prit sa place dans la coupole. Sans précipitation, il choisit son arme qu’il engagea dans la catapulte pendant que Gorzval manœuvrait le bateau pour lui offrir le meilleur angle de tir possible. Le harponneur pointa son arme ; les dragons continuaient de se repaître avec insouciance. Valentin s’aperçut qu’il retenait sa respiration et qu’il serrait très fort la main de Carabella. Puis le trait sombre et luisant fendit l’air.

Il se ficha jusqu’à la hampe dans le lard de l’épaule d’un dragon d’une trentaine de mètres de long, et immédiatement la mer commença à s’agiter. Le dragon blessé fouettait la surface de l’eau avec sa queue et déployait ses ailes qui battaient la mer avec une fureur titanesque, comme si l’animal avait voulu prendre son essor, entraînant le Brangalyn à sa suite dans les airs.

Dès ces premières manifestations frénétiques de douleur, les femelles déployèrent leurs ailes à leur tour, rassemblant leur progéniture sous ce bouclier, et commencèrent à s’éloigner en donnant de puissants coups de queue tandis que les plus gros de la troupe, de véritables monstres, se contentaient de disparaître en plongeant, se laissant glisser dans les profondeurs sans presque provoquer de rides à la surface de l’eau. Si bien qu’il ne restait qu’une douzaine de dragons encore jeunes qui sentaient qu’il se passait quelque chose de fâcheux, mais ne savaient pas très bien comment réagir ; ils nageaient en décrivant de larges cercles autour de leur congénère blessé, gardant avec circonspection leurs ailes à demi ouvertes et battant légèrement la surface de l’eau. Pendant ce temps, le harponneur, choisissant toujours ses traits avec une absolue tranquillité, en lança un second, puis un troisième dans sa proie.

— Canots ! cria Gorzval. Filets !

Ce fut le signal du déclenchement d’une curieuse opération. Les embarcations furent de nouveau mises à la mer et les chasseurs firent force de rames en se dirigeant vers le cercle de dragons excités. Ils lancèrent dans l’eau des sortes de grenades qui explosèrent avec un fracas assourdi, étalant sur la surface de l’eau une couche de teinture jaune et brillante. Les explosions et, sembla-t-il, la teinture provoquèrent une terreur panique dans les rangs des dragons restants. Ils s’éloignèrent rapidement avec des battements éperdus d’ailes et de queues, et disparurent. Seule la victime restait encore pleine de vigueur, mais solidement accrochée. Elle nageait vers le nord, mais il lui fallait remorquer toute la masse du Brangalyn et ce violent effort l’affaiblissait visiblement de minute en minute. Les marins tentaient à l’aide de leurs grenades, de forcer le dragon à se rapprocher du bateau ; pendant ce temps, les hommes chargés du maniement des filets mettaient à l’eau un colossal réseau à larges mailles qui, actionne par un mécanisme invisible, s’ouvrit et s’étala sur l’eau puis se referma quand le dragon se fut empêtré dans ses mailles.

— Treuils ! hurla Gorzval, et le filet s’éleva.

Le dragon restait suspendu dans le vide. À cause de son poids énorme, le dragonnier donnait de la bande de manière inquiétante. Tout là-haut, dans sa coupole, le harponneur s’apprêtait à donner le coup de grâce. Il saisit la catapulte de ses quatre mains et tira. Il poussa un grondement féroce au moment où il décochait son trait, auquel répondit un instant plus tard un sourd cri d’agonie du dragon. Le harpon avait pénétré dans le crâne de l’animal, juste derrière les grands yeux verts ouverts comme des soucoupes. Les ailes puissantes furent agitées d’un ultime et terrible spasme.