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Le pont devint rouge de sang de dragon, et les os et les ailes étaient empilés dans tous les coins du dragonnier pendant que l’équipage s’échinait à réduire tout cela à des dimensions permettant de le mettre dans la cale. À la table du patron, on servait des morceaux exquis provenant de mystérieuses régions du corps des créatures, et Gorzval, de plus en plus expansif, sortit des fûts de vins fins, ce qui était pour le moins inattendu de la part de quelqu’un qui venait de se trouver au bord de la faillite.

— Du doré de Piliplok, annonça-t-il en remplissant généreusement les verres. Je gardais ce vin pour une grande occasion, et c’en est indiscutablement une. Vous nous avez vraiment porté chance.

— Vos collègues ne se réjouiront pas de l’apprendre, dit Valentin. Nous aurions fort bien pu nous embarquer avec eux, si seulement ils avaient su que nous pouvions leur servir de mascottes.

— Le malheur des uns fait le bonheur des autres. À votre pèlerinage, amis ! cria le patron Skandar en portant un toast.

Ils naviguaient maintenant dans des eaux de plus en plus calmes. Le vent chaud de Suvrael commençait à tomber à l’approche des tropiques, et une brise plus caressante et moins sèche leur arrivait de la lointaine péninsule de Stoienzar sur Alhanroel. La mer était d’un vert profond, les oiseaux marins se faisaient plus nombreux, la couche d’algues était si épaisse à certains endroits que la navigation en était parfois ralentie, et l’on pouvait voir des poissons aux couleurs vives filer juste en dessous de la surface de l’eau – la proie des dragons, qui étaient carnivores et nageaient la gueule ouverte pour capturer de petits animaux marins. L’archipel de Rodamaunt n’était plus très loin maintenant. Gorzval se proposait de compléter dès que possible sa pêche : le Brangalyn pouvait encore contenir quelques gros dragons, deux autres de taille moyenne et une quarantaine de petits. Dès qu’il serait rempli, il débarquerait ses passagers et cinglerait vers Piliplok pour commercialiser ses prises.

— Dragons en vue ! cria la vigie.

C’était de loin la plus grande troupe, composée de centaines d’individus dont les protubérances spinales couvraient la mer. Pendant deux jours, le Brangalyn évolua parmi eux, les massacrant à volonté. À l’horizon, on pouvait voir d’autres dragonniers, mais ils restaient à bonne distance, car des règlements draconiens interdisaient d’empiéter sur le territoire de chasse d’autrui.

La réussite de son expédition faisait rayonner Gorzval. Il n’hésitait pas à se joindre fréquemment en personne aux équipages des canots, ce qui, à ce que Valentin crut comprendre, était inhabituel, et il alla même jusqu’à monter une fois dans la coupole pour lancer un harpon. Le bateau s’enfonçait de plus en plus sous le poids de la chair de dragon.

Le troisième jour, les dragons nageaient toujours autour du bateau, impavides devant le carnage et paraissant peu disposés à se disperser.

— Encore un gros, déclara Gorzval, et nous mettons le cap sur les îles.

Il prit pour dernière cible un dragon de vingt-cinq mètres. Valentin commençait à être écœuré, et plus qu’écœuré, par toute cette boucherie, et quand le harponneur ficha son troisième trait dans sa proie, il se détourna et se dirigea vers l’autre côté du pont. Il y trouva Sleet, et ils restèrent accoudés à la rambarde, scrutant l’horizon en direction de l’est.

— Crois-tu que nous puissions voir l’archipel d’ici ? demanda Valentin. J’ai hâte de retrouver la terre ferme et de ne plus avoir l’odeur du sang de dragon dans les narines.

— J’ai le regard perçant, monseigneur, mais les îles sont à deux jours de voile d’ici, et même ma vue a des limites. Mais…

Sleet eut un hoquet de surprise.

— Monseigneur…

— Qu’y a-t-il ?

— Il y a une île qui nage vers nous, monseigneur !

Valentin fouilla la mer du regard, mais non sans difficulté au début. C’était le matin et le reflet du soleil sur la surface de l’eau était aveuglant. Mais Sleet prit la main de Valentin pour lui montrer la bonne direction et alors Valentin vit à son tour. L’épine dorsale d’un dragon brisait la surface de la mer, une épine dorsale d’un dragon qui se prolongeait interminablement et, dessous, on apercevait une masse d’une taille absolument invraisemblable.

— Le dragon de lord Kinniken ! fit Valentin d’une voix étouffée. Et il se dirige droit sur nous !

4

C’était peut-être le Kinniken, ou plus vraisemblablement un autre, pas tout à fait aussi gros, mais bien assez, beaucoup plus gros que le Brangalyn, et il fonçait droit sur eux, sans marquer ni ralentissement ni hésitation – soit un ange exterminateur soit une force aveugle, il n’était pas possible de se prononcer, mais sa masse était indiscutable.

— Où est Gorzval ? balbutia Sleet. Il faut des armes… des fusils…

— Autant essayer d’arrêter un écoulement de rochers avec un harpon, fit Valentin en riant. Es-tu bon nageur, Sleet ?

La plupart des chasseurs s’occupaient encore de leurs prises, mais quelques-uns d’entre eux avaient déjà tourné les yeux de l’autre côté et une activité frénétique commençait à régner sur le pont. Le harponneur s’était retourné et sa silhouette se découpait sur le ciel, une arme dans chaque main. D’autres marins avaient gagné les coupoles voisines. Valentin, cherchant Carabella, Deliamber et les autres, aperçut Gorzval qui courait comme un fou vers le gouvernail ; le Skandar avait le visage livide et les yeux exorbités, et il avait l’air de quelqu’un qui se trouve soudain en présence des émissaires de la mort.

— Les canots à la mer ! hurla une voix.

Les treuils se mirent en marche. Des silhouettes affolées couraient dans tous les sens. Un Hjort, la mine grise de peur, s’approcha de Valentin en montrant le poing et, le saisissant brutalement par le bras, éructa :

— C’est vous qui nous avez amené cela ! Jamais nous n’aurions dû laisser monter à bord un seul d’entre vous !

Lisamon Hultin surgit de nulle part et écarta le Hjort d’un revers de la main. Puis elle entoura Valentin de ses bras puissants comme pour le protéger de tous les dangers qui pourraient le menacer.

— Le Hjort était dans le vrai, vous savez, dit calmement Valentin. Nous sommes vraiment des oiseaux de malheur. D’abord c’est Zalzan Kavol qui perd sa roulotte, et maintenant c’est ce pauvre Gorzval qui…

Il y eut un choc effroyable quand le dragon heurta le bateau par le travers.

Le Brangalyn donna de la gîte comme s’il avait été poussé par la main d’un géant, puis revint en arrière comme sous l’effet d’un vertigineux coup de roulis. Toute sa carcasse fut parcourue d’un affreux tremblement. Il y eut un second impact – les ailes venant frapper la coque ou un violent coup de la nageoire caudale ? – puis un troisième, et le Brangalyn se mit à danser comme un bouchon.

— Il y a une voie d’eau ! hurla une voix désespérée. Sur le pont, des objets roulaient dans tous les sens, un des gigantesques chaudrons où l’on fondait la graisse rompit les cordages qui le retenaient et se renversa sur trois infortunés marins, une caisse de hachoirs fut éventrée et glissa par-dessus bord. Alors que le bateau continuait à rouler et à tanguer, Valentin aperçut l’énorme dragon sur le bord opposé, où leur dernière prise était toujours suspendue dans le vide, déséquilibrant ainsi le bateau, et le monstre était en train de faire demi-tour pour revenir à la charge, levant ainsi le doute. C’était bien de propos délibéré qu’il avait donné l’assaut au dragonnier.