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Le dragon frappa de nouveau ; la terrible secousse fit vibrer le Brangalyn, Valentin poussa un grognement quand Lisamon Hultin accentua son étreinte et qu’il se sentit écrasé. Il n’avait aucune idée de l’endroit où pouvaient se trouver les autres ni du sort qui leur était réservé. De toute façon, le bateau était perdu. Il donnait de plus en plus de la bande à mesure que l’eau s’engouffrait dans la cale. La queue du dragon s’éleva presque jusqu’à la hauteur du pont et frappa encore une fois. Tout fut précipité dans le chaos. Valentin se sentit décoller : il prit gracieusement son essor, tournoya en l’air, commença à redescendre et réussit à effectuer un élégant plongeon.

Il tomba dans une sorte de gigantesque tourbillon et fut immédiatement entraîné vers le bas par le terrible mouvement de rotation.

Tout en s’enfonçant, Valentin s’aperçut que la ballade de lord Malibor lui trottait par la tête. En réalité, il avait pris à ce Coronal, une dizaine d’années auparavant, la lubie de partir à la chasse au dragon, et il s’était embarqué sur un dragonnier considéré comme le plus beau de Piliplok, et le bateau avait disparu en mer avec tout son équipage. Nul ne savait ce qui s’était passé, mais – si Valentin devait en croire ses souvenirs fragmentaires – le gouvernement avait parlé d’une brusque tempête. Valentin se dit que plus vraisemblablement il avait été victime de ce tueur, de ce dragon vengeur de sa race.

Il mesurait douze miles de long, Cinq de large, trois de haut

Et maintenant, un second Coronal, un de ses successeurs, allait subir le même sort. Cette perspective laissait Valentin étrangement indifférent. Il s’était déjà vu mourir dans les rapides de la Steiche, et il avait survécu ; ici, séparé par cent cinquante kilomètres de mer du havre le plus proche, avec un monstre furieux battant la mer à grands coups de queue juste à côté de lui, son tragique destin faisait encore moins de doute, mais il était vain de se lamenter. Le Divin lui avait clairement retiré sa faveur. Ce qui l’affligeait, c’était de savoir que les autres, ceux qu’il aimait, allaient mourir avec lui, simplement parce qu’ils s’étaient montrés loyaux, parce qu’ils s’étaient engagés à le suivre dans son pèlerinage sur l’Ile, parce qu’ils avaient lié leur sort à celui d’un Coronal malchanceux et d’un patron de pêche tout aussi malchanceux et qu’ils allaient devoir partager leur triste destin.

Il fut aspiré dans les profondeurs de l’océan et cessa de méditer sur les caprices de la fortune. L’air commença à lui manquer, il toussa, s’étrangla, cracha de l’eau, en avala encore plus. Sa tête était sur le point d’éclater. Il eut le temps de penser Carabella et il sombra dans l’inconscience.

Jamais, depuis qu’il s’était réveillé près de Pidruid, dépouillé de tout son passé, Valentin n’avait beaucoup réfléchi à la mort. La vie lui proposait suffisamment de défis à relever. Il se souvenait vaguement de ce qu’on lui avait appris dans son enfance, que toutes les âmes retournaient à la Source Divine à leur dernier instant, quand la force vitale se retirait, et qu’elles empruntaient le Pont des Adieux, ce pont qui est la responsabilité première du Pontife. Mais Valentin ne s’était jamais penché sur la question de savoir s’il y avait du vrai là-dedans, s’il y avait un autre monde, et si tel était le cas, quelle était sa nature. Lentement il reprit conscience dans un lieu si étrange qu’il dépassait les chimères des esprits les plus inventifs.

Était-ce donc cela, la vie future ? C’était une salle aux dimensions gigantesques, une énorme pièce silencieuse aux murs épais, humides et roses. Par endroits, le plafond haut, en forme de dôme, était soutenu par de puissants piliers ; ailleurs, il s’affaissait au point de presque toucher le sol. Au plafond, d’énormes globes lumineux émettaient une faible lueur bleue qu’on eût dite phosphorescente. L’atmosphère était humide et fétide, avec des relents acres et aigres, désagréables et suffocants. Valentin était allongé sur le côté, sur une surface humide et glissante, rude au toucher, profondément plissée, agitée de palpitations et de tremblements constants. Il y appliqua la paume de sa main et sentit une sorte de convulsion en profondeur. La texture de cette surface ne ressemblait à rien de ce qu’il connaissait et les mouvements légers mais perceptibles qui s’y produisaient lui firent se demander si l’endroit où il était entré, plutôt que l’au-delà, n’était pas tout simplement une vision hallucinatoire.

Valentin se releva en chancelant. Ses vêtements étaient trempés, et il avait perdu une de ses bottes quelque part. Le goût du sel lui brûlait les lèvres, et il avait l’impression que ses poumons étaient pleins d’eau. Il flageolait sur ses jambes et se sentait tout étourdi ; de plus, il était malaisé de se tenir droit sur cette surface qui tremblait sans cesse. Il regarda autour de lui et la lumière pâle et diffuse lui permit de distinguer des excroissances flexibles comme des fouets, mais épaisses, charnues et aphylles qui poussaient sur le sol. Elles aussi ondulaient, comme mues de l’intérieur. Passant entre deux hauts piliers et traversant un endroit où le sol et le plafond se touchaient presque, il aperçut ce qui lui parut être une sorte de poche remplie d’un liquide verdâtre. L’obscurité l’empêchait de voir plus loin.

Il se dirigea vers cette cavité et fut fort intrigué par ce qu’il y découvrit : des centaines de poissons aux vives couleurs, de la même espèce que ceux qu’il avait vus frétiller dans l’eau avant le début de la journée de chasse. Mais ils ne nageaient plus. Ils étaient morts et en état de putréfaction, la chair se détachant des arêtes, et au-dessous d’eux la cavité contenait une couche d’arêtes semblables sur plusieurs mètres d’épaisseur.

Soudain, Valentin entendit derrière lui un bruit qui évoquait le mugissement du vent. Il se retourna. Les parois de la salle se mirent en mouvement et reculèrent pendant que le plafond se rétractait aux endroits où il s’affaissait pour former un vaste espace dégagé. Des torrents d’eau se précipitèrent vers Valentin, lui arrivant à mi-cuisse. Il eut à peine le temps d’atteindre un des piliers et de l’entourer de ses bras que déjà le flot impétueux essayait de l’entraîner avec une force terrifiante. Il banda tous ses muscles pour résister. Il avait l’impression que la moitié de l’eau de la Mer Intérieure était en train de déferler autour de lui et, pendant un moment, il eut peur d’être obligé de lâcher prise, mais bientôt le flot baissa et l’eau s’écoula dans des fentes qui étaient apparues brusquement dans le sol, laissant derrière elle des dizaines et des dizaines de poissons. Le sol se convulsa ; les fouets charnus commencèrent à le balayer en poussant les poissons qui sautaient désespérément en direction de la poche verdâtre. Dès qu’ils y tombaient, ils cessaient rapidement de remuer.

Et soudain la lumière se fit dans L’esprit de Valentin. Il sut qu’il n’était pas mort et qu’il ne se trouvait pas dans quelque au-delà. Je suis dans le ventre du dragon, se dit-il.

Il se mit à rire.

Valentin renversa la tête en arrière et laissa échapper d’énormes éclats de rire. Quelle autre réaction eût mieux convenu à la situation ? Des larmes ? Des imprécations ? Le monstrueux animal l’avait avalé tout entier, avait gobé le Coronal de Majipoor avec autant d’indifférence que s’il s’était agi d’une vulgaire épinoche. Mais il était trop gros pour être poussé dans la poche digestive de l’animal et c’est pourquoi il se retrouvait debout dans sa panse, au milieu de ce canal alimentaire aux dimensions de cathédrale, et maintenant, qu’allait-il faire ? S’entourer d’une cour de poissons ? Leur dispenser la justice quand ils étaient aspirés ? S’installer ici et passer le reste de ses jours à se nourrir de poisson cru soustrait à la capture du monstre ? C’était du plus haut comique, se dit Valentin.