— À quelle distance de l’extérieur croyez-vous que nous soyons ? demanda-t-il.
— Un petit kilomètre.
— Vraiment ?
— Trois à quatre mètres, je suppose, fit-elle en riant. Tenez, pouvez-vous dégager l’ouverture derrière moi ? La viande s’entasse trop vite pour que je puisse l’enlever.
Se sentant un peu dans la peau d’un boucher et n’appréciant guère cette sensation, Valentin saisit les morceaux de viande et les transporta en dehors de la cavité, les jetant aussi loin que possible. Il fut parcouru d’un frisson d’horreur en voyant les fouets charnus de l’estomac s’approcher des morceaux de viande et les pousser en direction de la poche digestive. Apparemment, toutes les protéines y étaient les bienvenues.
Ils s’enfonçaient de plus en plus profondément dans la paroi abdominale du dragon. Valentin essaya d’en calculer l’épaisseur en estimant à quatre-vingt-dix mètres au moins la longueur du dragon, mais il se perdit dans ses calculs. Ils étaient très à l’étroit pour travailler dans cette atmosphère viciée et étouffante. Le sang, la chair crue, la sueur, l’étroitesse de la cavité… il était difficile d’imaginer un endroit plus répugnant.
Valentin se retourna.
— Le trou se referme derrière nous !
— Un animal qui vit si longtemps doit avoir des trucs pour cicatriser ses blessures, grommela la géante.
Elle enfonçait son sabre, excavait, taillait. Valentin regardait avec inquiétude la chair nouvelle pousser comme par magie, la plaie se cicatrisant à une vitesse phénoménale. Et si l’ouverture se refermait complètement derrière eux ? S’ils se trouvaient étouffés par les chairs qui se régénéraient ? Lisamon Hultin feignait l’indifférence, mais il vit qu’elle travaillait plus vite et plus fort, grognant et ahanant, bien plantée sur ses jambes colossales, tous les muscles des épaules bandés. La plaie s’était maintenant refermée derrière eux, la chair nouvelle et rose avait obstrué l’ouverture et les parois se rapprochaient. Lisamon Hultin tailladait et découpait avec une furieuse ardeur, et Valentin poursuivait son humble tâche qui consistait à dégager les débris. Mais la lassitude commençait visiblement à gagner la géante et sa vigueur diminuait à vue d’œil, tandis que la cavité semblait se refermer presque aussi vite que Lisamon Hultin découpait.
— Je ne sais pas… si j’y… arriverai, murmura-t-elle.
— Alors, passez-moi le sabre !
— Attention ! fît-elle en riant. Vous n’en seriez pas capable !
Elle reprit la lutte avec fureur, se répandant en invectives contre la chair du dragon qui continuait à repousser autour d’elle. Il leur était devenu impossible de déterminer où ils étaient, creusant leur galerie sans le moindre point de repère. Elle ahanait de plus en plus fort et de plus en plus vite.
— Nous ferions peut-être mieux d’essayer de retourner dans l’estomac, suggéra Valentin. Avant d’être complètement pris au piège…
— Non ! rugit-elle. Je crois que nous y arrivons ! Cela devient beaucoup moins charnu par ici… plus ferme comme des muscles… nous atteignons peut-être la peau…
Tout à coup, de l’eau de mer se déversa sur eux.
— Nous avons réussi ! s’écria Lisamon Hultin.
Se retournant, elle saisit Valentin comme s’il s’agissait d’une poupée de chiffon et le poussa en avant, la tête la première, dans l’ouverture percée dans le flanc du monstre. Elle referma les bras autour des cuisses de Valentin en le serrant très fort et donna une violente poussée. Il eut à peine le temps de remplir ses poumons d’air avant d’être projeté à l’extérieur entre les parois glissantes et de retrouver l’étreinte fraîche et verte de l’océan. Lisamon Hultin sortit juste après lui, s’agrippant toujours, tantôt à sa cheville, tantôt à son poignet, et ils remontèrent en chandelle, interminablement, comme des bouchons de liège.
Valentin eut la sensation de mettre des heures pour atteindre la surface. Des élancements furieux lui traversaient le crâne. Sa cage thoracique allait bientôt éclater. Il avait la poitrine en feu. Nous sommes en train de remonter depuis le fond de la mer, se dit-il avec désespoir, et nous allons périr noyés avant d’atteindre l’air libre, ou bien notre sang va entrer en ébullition comme celui des pêcheurs de pierres au large de Tilomon, quand ils plongent à une trop grande profondeur, ou bien nous allons être écrasés par la pression, ou bien…
Il émergea dans un air pur et doux, son corps jaillissant presque entièrement hors de l’eau et retombant dans un grand éclaboussement d’écume. Il se laissa flotter mollement, tel un fétu de paille, faible, tremblant, essayant de reprendre son souffle. Lisamon Hultin flottait à ses côtés. Juste au-dessus de leurs têtes brillait un air chaud, un éblouissant, un merveilleux soleil.
Il était vivant. Il était indemne. Il était délivré du dragon. Il flottait quelque part à la surface de la Mer Intérieure, à cent kilomètres de la terre la plus proche.
5
Quand le premier moment d’épuisement fut passé, il leva la tête et regarda autour de lui. Le dragon était encore visible, l’épine dorsale proéminente dépassant la surface de l’eau, à quelques centaines de mètres d’eux seulement. Mais il semblait placide et paraissait nager lentement dans la direction opposée. Du Brangalyn, il n’y avait nulle trace – seulement quelques morceaux de bois épars sur une vaste étendue d’océan. Il n’y avait pas non plus d’autres survivants en vue.
Ils nagèrent jusqu’à l’épave la plus proche, un morceau de la coque, de belle taille, se hissèrent et se jetèrent en travers. Pendant un long moment, ils gardèrent tous deux le silence. Finalement, Valentin demanda :
— Et maintenant, allons-nous nager jusqu’à l’archipel ? Ou bien ne serait-il pas plus simple de nous diriger directement vers l’Île du Sommeil ?
— La nage nous demandera bien des efforts, monseigneur. Nous pourrions nous déplacer sur le dos du dragon.
— Mais comment le guider ?
— En tirant sur les ailes, suggéra-t-elle.
— Permettez-moi d’en douter. Le silence retomba.
— Au moins, dit Valentin, quand nous étions dans le ventre du dragon, nous étions régulièrement approvisionnés de poisson frais.
— Et l’auberge était vaste, ajouta Lisamon Hultin, mais la ventilation laissait à désirer. Tout compte fait, je crois que je préfère être ici.
— Mais combien de temps pouvons-nous dériver ainsi ?
Elle lui jeta un regard étonné.
— Doutez-vous que nous allons être sauvés, monseigneur ?
— On peut raisonnablement en douter, oui.
— On m’a prophétisé dans un rêve émanant de la Dame que je mourrai dans un endroit sec quand je serai très vieille. Je suis encore jeune et nous sommes probablement à l’endroit le moins sec de toute la planète, si l’on excepte peut-être le milieu de la Grande Mer. En conséquence, il n’y a rien à craindre. Je ne périrai pas ici, et vous non plus.
— C’est une révélation on ne peut plus réconfortante, dit Valentin. Mais qu’allons-nous faire ?
— Pouvez-vous envoyer des messages, monseigneur ?
— J’étais Coronal, pas Roi des Rêves.
— Mais tout esprit peut atteindre n’importe quel autre, avec une concentration suffisante ! Vous imaginez-vous que seuls le Roi et la Dame ont ce pouvoir ? Le petit sorcier s’introduisait la nuit dans les esprits, je le sais, et Gorzval a dit qu’il communiquait avec les dragons dans son sommeil, et vous…
— Mais je n’ai plus l’intégrité de mes moyens, Lisamon. Ce qui me reste de mon esprit n’est pas capable d’envoyer des messages.