— Essayez. Traversez l’océan. Adressez-vous à la Dame votre mère, monseigneur, ou à ses disciples de l’Ile, ou bien aux habitants de l’archipel. Vous avez le pouvoir de le faire. Je ne suis bonne qu’à manier un sabre, mais vous, seigneur, votre esprit a été jugé digne du Château, et maintenant, quand l’heure est grave…
L’exaltation semblait transfigurer la géante.
— Faites-le, lord Valentin. Appelez au secours, et le secours arrivera !
Valentin était sceptique. Il ne savait pas grand-chose du réseau de l’interpénétration des rêves sur lequel semblait reposer toute l’unité de la planète. Il était apparemment fréquent que les esprits communiquent entre eux et, bien entendu, il y avait les Puissances de l’Île et de Suvrael qui étaient supposées émettre des messages amplifiés par des moyens mécaniques, mais là, dérivant sur un bout de bois perdu dans l’océan, le corps et les vêtements encore souillés par la chair et le sang du monstrueux animal qui l’avait avalé peu de temps auparavant, tellement vidé par l’incessante adversité que son optimisme légendaire, sa foi en la chance et en l’avenir se désagrégeaient, comment pouvait-il espérer implorer du secours à travers une telle immensité ?
Il ferma les yeux. Il essaya de concentrer toute son énergie sur un seul point de son cerveau. Il se représenta une étincelle brillante, un rayonnement caché qu’il pouvait émettre à volonté. Mais en vain. Il se surprit à se demander quelle créature aux dents pointues allait bientôt lui happer un pied. La crainte s’empara de lui à l’idée que les messages qu’il pourrait réussir à envoyer n’atteignent que les brumes de la conscience du dragon encore tout proche qui, après avoir détruit le Brangaiyn et presque tout l’équipage et ses passagers, pourrait être tenté de revenir achever son œuvre. Il essaya néanmoins. Malgré tous les doutes qu’il nourrissait, il devait bien cela à Lisamon Hultin. Il restait parfaitement immobile, respirant à peine, essayant de toutes ses forces de faire ce qu’il fallait pour transmettre un tel message.
Tout le long après-midi durant et jusqu’au début de la soirée, il multiplia les tentatives. La nuit tomba rapidement et l’eau devint étrangement phosphorescente, émettant une lueur verdâtre et spectrale. Ils n’osèrent pas dormir en même temps, de crainte de glisser de leur épave et de la perdre ; ils décidèrent donc de veiller à tour de rôle, et quand ce fut le tour de Valentin, il lui fallut lutter contre le sommeil et il se sentit à plusieurs reprises sur le point de perdre conscience. Des créatures invisibles nageaient autour d’eux, laissant derrière elles des sillages de feu dans les vaguelettes lumineuses.
De temps à autre, Valentin continuait à essayer d’envoyer des messages, mais il ne voyait pas quelle utilité cela pouvait avoir.
Nous sommes perdus, se dit-il.
À l’approche du matin, il succomba au sommeil et fit un rêve troublant dans lequel des anguilles dansaient sur la crête des vagues. Tout en dormant, il essaya confusément d’entrer par l’esprit en communication avec d’autres esprits éloignés, mais il glissa bientôt dans un sommeil trop profond pour cela.
Ce fut le contact de la main de Lisamon Hultin sur son épaule qui le réveilla.
— Monseigneur ?
Il ouvrit les yeux et la regarda d’un air ahuri.
— Monseigneur, vous pouvez arrêter d’envoyer des messages maintenant. Nous sommes sauvés !
— Quoi ?
— Il y a un bateau, monseigneur ! Vous voyez ? À l’est ?
Il leva la tête avec lassitude et suivit la direction de son bras. C’était vrai, il y avait bien un bateau, un petit, qui se dirigeait vers eux. Le soleil se réverbérait sur les avirons. Une hallucination, se dit-il. Une vision. Un mirage.
Mais l’embarcation grossissait à l’horizon, et bientôt elle fut là, des mains se tendirent vers lui et le hissèrent à bord, et il s’affala contre quelqu’un, et quelqu’un d’autre lui glissait une gourde entre les lèvres, une boisson fraîche, du vin ou de l’eau, il n’en savait rien, et on le dépouillait de ses vêtements trempés et souillés, et on l’enveloppait dans quelque chose de sec et de propre. Des inconnus, deux hommes et une femme, aux longues crinières fauves et à la mise insolite. Il entendit Lisamon Hultin discuter avec eux, mais leurs paroles étaient confuses et se brouillaient dans sa tête, et il ne fit aucun effort pour essayer d’en comprendre le sens. Les messages émis par son cerveau avaient-ils donc suffi pour faire apparaître ces sauveteurs ? Étaient-ils des anges ? Des esprits ? Valentin se laissa retomber en arrière, indifférent à ce qui se passait, totalement à bout de force. Il envisagea confusément de prendre Lisamon Hultin à part et de lui recommander de ne pas faire mention de sa véritable identité, mais il n’avait même pas l’énergie de le faire, et il espéra qu’elle aurait suffisamment de bon sens pour ne pas multiplier les absurdités en disant quelque chose du genre : « Oui, c’est le Coronal de Majipoor, et le dragon nous a avalés tous les deux, mais nous avons réussi à nous libérer en nous frayant un chemin à travers sa chair, et… » Oui. Nul doute que pour ces gens cela aurait un accent d’irréfragable vérité. Valentin esquissa un sourire et se laissa glisser dans un sommeil sans rêves.
Quand il reprît conscience, il était allongé dans une pièce agréable et ensoleillée qui donnait sur une grande plage dorée, et Carabella était penchée sur lui avec, sur le visage, une expression d’inquiète sollicitude.
— Monseigneur ? demanda-t-elle doucement. Vous m’entendez ?
— Est-ce un rêve ?
— C’est l’île de Mardigile, dans l’archipel, lui dit-elle. On vous a retrouvé hier, dérivant sur l’océan, en compagnie de la géante. Ces insulaires sont des pêcheurs qui ont sillonné la mer à la recherche de survivants depuis le naufrage du bateau.
— Qui d’autre a survécu ? demanda vivement Valentin :
— Deliamber et Zalzan Kavol sont ici avec moi. Les gens de Mardigile disent que Khun, Shanamir et des Skandars – je ne sais pas si ce sont les nôtres – ont été repêchés par des embarcations d’une île voisine. Une partie de l’équipage du dragonnier a réussi à s’échapper dans les canots et ils ont également atteint les îles.
— Et Sleet ? Qu’est devenu Sleet ?
Une anxiété fugace se peignit sur les traits de Carabella.
— Je n’ai pas de nouvelles de Sleet, dit-elle. Mais les recherches se poursuivent. Il est peut-être sain et sauf sur une de ces îles. Il y en a des douzaines près d’ici. Le Divin nous a épargnés jusqu’à présent, il ne va pas nous abandonner maintenant. Elle eut un petit rire.
— Lisamon Hultin a raconté une merveilleuse histoire, d’après laquelle vous avez été tous deux avalés par le gros dragon et avez réussi à vous ouvrir un chemin à l’aide du sabre à vibrations. Les insulaires ont adoré cette histoire. C’est la plus admirable fable qu’ils aient entendue depuis la légende de lord Stiamot et…
— Cela s’est vraiment passé ainsi, dit Valentin.
— Monseigneur ?
— Le dragon. Il nous a avalés. Elle dit la vérité.
Carabella gloussa.
— Quand j’ai appris dans mes songes qui tu étais réellement, je l’ai cru. Mais si tu veux me faire croire…
— À l’intérieur du dragon, l’interrompit Valentin d’un air sérieux, il y avait de grands piliers qui soutenaient la voûte de l’estomac et, à une extrémité, une ouverture par laquelle entraient des torrents d’eau de mer à intervalles réguliers. Dans cette eau étaient entraînés des poissons que des sortes de petits fouets poussaient vers une poche remplie d’un liquide verdâtre où ils étaient digérés et où la géante et moi aurions subi le même sort si nous avions été moins chanceux. C’est bien ce qu’elle vous a dit ? T’imagines-tu que nous avons passé notre temps là-bas à inventer une fable pour le seul plaisir de vous amuser ?