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Il y eut un silence. Puis Shanamir, un peu effrayé, dit :

— C’est moi, monseigneur. Je ne pensais pas à mal. Le Skandar semblait tellement souffrir de la perte de son bateau… J’ai voulu le consoler en lui apprenant qui il avait eu comme passager et en lui disant qu’en vous prenant à son bord il était entré dans l’histoire de Majipoor. C’était avant que nous sachions que vous aviez survécu au naufrage.

Les lèvres du garçon se mirent à trembler.

— Monseigneur, je ne voulais pas mal faire !

— Et il n’y a pas de mal, dit Valentin en hochant la tête. Je te pardonne. Gorzval ?

Le patron de pèche, tremblant, restait recroquevillé aux pieds de Valentin.

— Levez la tête, Gorzval. Je ne peux pas vous parler ainsi.

— Monseigneur ?

— Levez-vous.

— Monseigneur…

— Debout ! Gorzval ! Je vous en prie.

Le Skandar, abasourdi, leva les yeux vers Valentin et répéta :

— « Je vous en prie » ? Vous avez dit, « je vous en prie » ?

Valentin éclata de rire.

— Je suppose que j’ai perdu l’habitude du pouvoir. D’accord : Debout ! Je vous l’ordonne.

Gorzval se releva en chancelant. Le petit Skandar à trois bras offrait un spectacle pitoyable, avec sa fourrure emmêlée et pleine de sable, ses yeux injectés de sang et l’expression d’accablement peinte sur son visage.

— J’ai attiré sur vous le mauvais sort, et vous n’aviez pas besoin de cela, dit Valentin. Acceptez mes excuses, et si la chance tourne et se met à me sourire, je vous dédommagerai un jour du préjudice que vous avez subi. Je vous le promets. Que comptez-vous faire maintenant ? Rassembler votre équipage et regagner Piliplok ?

— Jamais je ne pourrai y retourner, répondit le Skandar en secouant pathétiquement la tête. Je n’ai plus de bateau, je suis discrédité, je n’ai pas d’argent. J’ai tout perdu, sans espoir de rien retrouver. Mon équipage a été libéré de son engagement quand le Brangalyn a coulé. Je suis seul maintenant. Et je suis ruiné.

— Alors, accompagnez-nous jusqu’à l’Île de la Dame, Gorzval.

— Monseigneur ?

— Vous ne pouvez rester ici. Je pense que les insulaires ne tiennent pas à voir des étrangers s’installer chez eux, et de toute façon le climat ne convient pas à un Skandar. Et je ne pense pas non plus qu’un chasseur de dragons puisse se transformer en pêcheur sans éprouver un affreux pincement au cœur chaque fois qu’il lance son filet. Venez avec nous. Si nous n’allons pas plus loin que l’Ile, vous pourrez peut-être y trouver la paix au service de la Dame. Et si nous poursuivons notre quête, vous trouverez l’honneur quand nous ferons l’ascension du Mont du Château. Qu’en dites-vous, Gorzval ?

— Cela me fait peur d’être près de vous, monseigneur.

— Suis-je si terrifiant ? Ai-je une gueule de dragon ? Voyez-vous les gens qui m’entourent verts de peur ?

Valentin tapa sur l’épaule du Skandar. Puis, se tournant vers Zalzan Kavol, il lui dit :

— Nul ne peut remplacer les frères que vous avez perdus. Mais à défaut, je vous donne un autre compagnon de votre race. Et maintenant, prenons nos dispositions pour le départ. L’Île est encore à de nombreux jours de voyage.

En moins d’une heure, Zalzan Kavol réussit à retenir une embarcation pour les emmener vers l’est le lendemain matin. Ce soir-là, les insulaires hospitaliers les régalèrent d’un merveilleux festin, des vins verts et frais, des fruits fondants et sucrés et de la délicieuse chair fraîche de dragon de mer. À la vue de cette dernière, Valentin eut un haut-le-cœur et il s’apprêtait à la repousser quand il vit Lisamon Hultin engloutir sa part comme s’il s’agissait de son dernier repas. Comme exercice d’autodiscipline, il se força à en avaler un morceau, et il en trouva la saveur tellement irrésistible qu’il oublia sur-le-champ tous les malaises que les dragons de mer pouvaient créer dans son esprit. Pendant le dîner, le soleil se coucha, tôt comme toujours sous les tropiques, et ce fut un extraordinaire coucher de soleil, striant le ciel de teintes riches et saisissantes, ambre et violet, amarante et or. Valentin se dit que ces îles étaient décidément paradisiaques, extraordinairement favorisées, même sur une planète où la plupart des lieux incitaient au bonheur et où la plupart des gens étaient comblés. Dans l’ensemble, leur population était homogène, composée d’humains, à la silhouette gracieuse, aux longues jambes, à l’abondante chevelure dorée et à la peau lisse, couleur de miel. Mais il y avait également quelques Vroons et même des Ghayrogs parmi eux et, d’après Deliamber, d’autres races peuplaient certaines îles de l’archipel. Deliamber qui, depuis son sauvetage, s’était beaucoup mêlé à la population, affirma également que les îles n’avaient guère de contacts avec les grands continents et vivaient en marge du monde et dans l’ignorance des hautes destinées qui s’accomplissaient sur la planète. Quand Valentin demanda à l’une de leurs hôtesses si le Coronal lord Valentin s’était trouvé à passer par là lors de son récent voyage à Zimroel, la femme lui jeta un regard atone et demanda ingénument :

— Ce n’est pas lord Voriax qui est Coronal ?

— Il est mort il y a au moins deux ans, à ce qu’il paraît, déclara un autre des insulaires, et cela parut surprendre la plupart des gens assis autour de la table.

Cette nuit-là, Valentin partagea son logis avec Carabella. Ils restèrent longtemps debout sous la véranda, les yeux fixés sur le disque blanc de la lune qui brillait au-dessus des flots dans la direction du lointain port de Piliplok. Il se prit à songer aux dragons en train de se repaître dans cette mer et au monstre dans le ventre duquel il avait fait ce séjour qui lui semblait irréel et, avec chagrin, à ses deux camarades disparus, Gibor Haern et Sleet, dont l’un était maintenant au fond de la mer et dont l’autre partageait peut-être le sort. Quel long voyage ! se dit-il en se souvenant de Pidruid, Dulorn, Mazadone, Ilirivoyne et Ni-moya, et en évoquant la fuite à travers la forêt, l’impétuosité de la Steiche, la froideur des patrons de dragonniers de Piliplok, l’image du dragon fracassant le bateau maudit du pauvre Gorzval. Un si long voyage, déjà de si nombreux milliers de kilomètres derrière eux, et encore de si nombreux milliers de kilomètres à parcourir avant de pouvoir commencer à répondre aux questions qui se bousculaient dans son esprit.

Carabella s’était nichée tout contre lui, silencieuse. Son attitude envers lui ne cessait d’évoluer et était devenue un mélange de crainte et d’amour, de déférence et irrévérence, car elle l’acceptait et le respectait en tant que Coronal de Majipoor, mais elle ne pouvait faire abstraction de son innocence, de son ignorance et de sa naïveté, qui ne l’avaient pas encore abandonné. Et il était visible qu’elle craignait de le perdre dès qu’il serait redevenu lui-même. Mais pour ce qui était des rapports quotidiens avec le monde, elle était beaucoup plus compétente que lui, beaucoup plus expérimentée, et cela dénaturait l’image qu’elle avait de lui, le faisant paraître formidable et puéril à la fois. Il comprenait cela et ne le contestait pas car, même si des fragments de son passé et de son éducation princière lui revenaient quotidiennement en mémoire et s’il s’accoutumait de jour en jour à son attitude de commandement, la majeure partie de sa personnalité antérieure lui était encore inaccessible et il demeurait dans une large mesure Valentin l’insouciant vagabond, Valentin le candide, Valentin le jongleur. L’homme brun, le lord Valentin qu’il avait été, et qu’il redeviendrait peut-être un jour, existait dans son esprit comme un substrat, rarement agissant, mais dont il fallait toujours tenir compte. Il estimait que Carabella se sortait au mieux de la délicate position où elle se trouvait.