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Puis, s’adressant aux autres, il leur dit :

— Levez-vous. Levez-vous. Cela ne sert absolument à rien de se vautrer ainsi dans le sable.

Ils se relevèrent. Il leur était impossible de dissimuler leur mépris pour Gorzval, mais il cédait le pas à la stupeur qu’ils éprouvaient de se trouver en présence du Coronal. Valentin apprit rapidement que sur les cinq, deux – le Hjort et l’un des humains – choisissaient de rester à Kangrisorn dans l’espoir de trouver, tôt ou tard, un moyen de transport pour retourner à Piliplok et reprendre leur métier. Les trois autres le prièrent d’accepter leur compagnie dans son pèlerinage.

Les nouveaux membres de la troupe qui grossissait rapidement étaient deux femmes – Pandelon et Cordeine, menuisier et gabier – et un homme, Thesme, l’un des préposés aux treuils. Ils lui prêtèrent serment d’allégeance, et cette cérémonie provoqua en lui un vague malaise. Et pourtant, il commençait maintenant à s’habituer aux hommages rendus à son rang.

Grigitor et ses enfants n’avaient pas prêté la moindre attention aux génuflexions et baisemains entre leurs passagers. C’était aussi bien ainsi ; Valentin préférait ne pas voir se répandre la nouvelle qu’il avait retrouvé sa conscience, avant de s’être entretenu avec la Dame. Il demeurait encore incertain de sa stratégie et manquait de confiance en ses facultés. De plus, s’il faisait connaître son existence, il risquait d’attirer l’attention de l’usurpateur qui, selon toute probabilité, ne resterait pas inactif s’il avait vent qu’un prétendant au trône était en route vers le Mont du Château.

Le trimaran reprit la mer. Ils naviguèrent d’île en île, empruntant de préférence les chenaux et ne s’aventurant qu’occasionnellement dans des eaux plus profondes et plus bleues. Ils longèrent ainsi Lormanar et Climidole, laissèrent derrière eux Secundail, Blayhar Strand, Garhuven et Wiswis Keep ; puis ils longèrent Quile, Fruil et Dawnbreak, puis Nissemhold et Thiaquil, Roazen et Piplinat ; ils virent le grand croissant sablonneux de Damozal. Ils mouillèrent devant l’île de Sungyve pour renouveler leur provision d’eau douce et jetèrent l’ancre à Musorn pour se procurer des fruits et des légumes et à Cadibyre pour embarquer quelques tonnelets de vin rosé de l’île. Et après de nombreux jours de navigation en ces lieux édéniques, ils jetèrent l’ancre dans le vaste port de Rodamaunt Graun.

C’était une grande île à la végétation luxuriante, d’origine volcanique, entourée de plages de lave noire et dotée sur sa côte méridionale d’un splendide brise-lames naturel, Rodamaunt Graun occupait une position dominante dans l’archipel dont elle était de loin l’île la plus importante, avec une population, d’après Grigitor, de cinq millions et demi d’habitants. Des cités jumelles s’étendaient comme des ailes des deux côtés du port, mais les flancs du pic central de l’île étaient également fort peuplés, avec des rangées bien ordonnées d’habitations en rotin ou en bois de skupik s’étageant jusqu’à mi-pente. Après la dernière rangée de maisons, les pentes commençaient à se couvrir d’une épaisse végétation et tout au sommet s’élevait un mince panache de fumée blanche, car Rodamaunt Graun était un volcan encore en activité. La dernière éruption, affirma Grigitor, s’était produite moins de cinquante ans auparavant. Mais c’était difficile à croire quand on voyait l’impeccable alignement des habitations et l’uniformité d’aspect de la forêt qui les surmontait.

C’était l’endroit où le Gloire de Mardigile allait faire demi-tour, mais Grigitor s’arrangea pour que les voyageurs soient pris à bord d’un autre trimaran, encore plus magnifique que le sien, le Reine de Rodamaunt qui allait les transporter jusqu’à l’Île du Sommeil. Le capitaine, une femme nommée Namurinta, avait une prestance et un port de reine, de longs cheveux raides aussi blancs que ceux de Sleet et un visage juvénile sans la moindre ride. D’un œil critique et légèrement dédaigneux, elle examina minutieusement son assortiment de passagers, comme pour essayer de déterminer quelle force pouvait bien pousser une troupe si hétérogène à entreprendre un pèlerinage hors saison, mais elle déclara seulement :

— Si l’accès de l’Île vous est interdit, je vous ramènerai à Rodamaunt Graun, mais dans ce cas, il y aura des frais supplémentaires pour la nourriture.

— Les pèlerins se voient-ils souvent refuser l’accès de l’Île ? demanda Valentin.

— Pas lorsqu’ils arrivent pendant la période des pèlerinages. Mais je suppose que vous savez que les bateaux de pèlerins ne naviguent pas en automne. Il n’y aura peut-être pas pour vous de possibilités d’accueil.

— Nous sommes arrivés jusqu’ici sans avoir à surmonter de difficultés majeures, dit Valentin d’un ton désinvolte.

Il entendit Carabella étouffer un rire et Sleet se racler longuement la gorge.

— J’ai la conviction, poursuivit-il, que nous ne rencontrerons pas d’obstacles plus importants que ceux qui se sont déjà dressés devant nous.

— J’admire votre détermination, dit Namurinta, et elle fit signe à l’équipage de se préparer à appareiller.

La moitié orientale de l’archipel s’incurvait légèrement vers le nord et, dans cette partie, les îles étaient, dans l’ensemble, fort différentes de Mardigile et des îles voisines, car elles étaient constituées, pour la plupart, des sommets d’une chaîne de montagnes immergée et non de plates formations coralliennes. L’étude des cartes marines de Namurinta permit à Valentin d’en conclure que cette partie de l’archipel avait jadis formé la longue queue d’une péninsule s’avançant dans la mer depuis la pointe sud-ouest de l’Île du Sommeil, mais qui avait été engloutie par une montée des eaux de la Mer Intérieure à une époque ancienne. Seuls les pics les plus élevés étaient restés émergés et, entre l’île la plus orientale de l’archipel et le rivage de l’Ile, il y avait maintenant plusieurs centaines de kilomètres de haute mer, une distance impressionnante pour un trimaran, même aussi bien équipé que l’était celui de Namurinta.

Mais la traversée se déroula sans encombre. Ils mouillèrent dans quatre ports – Hellirache, Sempifiore, Dimmid et Guadeloom – pour s’approvisionner en eau douce et en vivres, laissèrent derrière deux Rodamaunt Ounze, la dernière île de l’archipel, et s’engagèrent dans le détroit d’Ungehoyer qui séparait l’archipel de l’Île du Sommeil. C’était un bras de mer large mais peu profond, doté d’une faune marine très abondante et pêchée à outrance par les insulaires, à l’exception des cent cinquante derniers kilomètres qui faisaient partie du périmètre sacré de l’Ile. Ces eaux abritaient des monstres inoffensifs, des créatures en forme de gros ballons, connues sous le nom de volevants, qui s’ancraient en profondeur sur des rochers, se nourrissant de plancton qu’ils filtraient à travers leurs branchies. Ces animaux excrétaient un flot constant de substances nutritives qui alimentaient l’énorme rassemblement d’organismes gravitant autour d’eux. Dans les jours qui suivirent, Valentin vit des douzaines de volevants, gonflés comme d’énormes outres sphériques, de quinze à vingt-cinq mètres de diamètre, dont la riche teinte carmin ressortait très distinctement à un ou deux mètres au-dessous de la surface calme de l’eau. Ils avaient des marques semi-circulaires sur la peau, et Valentin s’imaginait qu’il s’agissait d’yeux, de nez et de lèvres, si bien qu’il se représentait des visages levant un regard grave depuis le fond de l’eau, et il avait l’impression que les volevants étaient des êtres d’une profonde mélancolie, des êtres de poids, des sages, des philosophes réfléchissant éternellement au phénomène du flux et du reflux des marées.