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— Cela me rend triste, dit-il à Carabella, de les voir se balancer ainsi, fixés par le pied à d’invisibles roches lentement ballottés au gré des courants. Comme ils ont l’air méditatifs !

— Méditatifs ! De vulgaires ballons pleins de gaz ! Une intelligence comparable à celle des éponges !

— Mais regarde-les attentivement, Carabella. Ils ont envie de prendre leur essor, de s’élever dans les airs… ils ont les yeux tournés vers le ciel, vers cet espace infini, et ils aspirent à s’y laisser porter, alors qu’ils sont condamnés à rester sous les flots en oscillant et en se remplissant d’organismes microscopiques. Juste au-dessus d’eux s’étend un autre monde, et y pénétrer signifierait la mort pour eux. Comment peux-tu rester insensible à cela ?

— C’est ridicule, répliqua Carabella.

Pendant la seconde journée de la traversée du détroit, le Reine de Rodamaunt croisa cinq bateaux de pêche qui avaient arraché un volevant, l’avaient remonté à la surface et fendu en pointes ; ils étaient agglutinés autour de l’énorme dépouille, la découpant en lames plus étroites qu’ils empilaient comme des peaux sur leurs ponts. Valentin fut horrifié. Quand je serai redevenu Coronal, se dit-il, j’interdirai de tuer ces créatures, puis il considéra avec stupeur ce qu’il venait de penser, se demandant si son intention était de promulguer des lois en prenant ses inclinations pour seul critère et sans s’être auparavant penché sur les faits. Il demanda à Namurinta quelle utilisation était faite des peaux de volevants.

— Elles sont utilisées en médecine, répondit-elle, pour soigner les vieillards dont le sang circule trop paresseusement. La peau d’un seul animal fournit une quantité de substance suffisante pour l’ensemble des îles pendant au moins un an. La scène à laquelle vous assistez est très rare.

Quand je serai redevenu Coronal, décida Valentin, je m’abstiendrai de porter un jugement aussi longtemps que je ne posséderai pas toute la vérité, si une telle chose est jamais possible. L’illusoire profondeur solennelle des volevants continua néanmoins à le hanter en provoquant en lui d’étranges émotions et il se sentit soulagé lorsqu’ils s’éloignèrent de la zone où ils vivaient pour entrer dans les eaux fraîches et bleues qui bordaient l’Île du Sommeil.

7

À l’est, l’Île était maintenant nettement visible, et elle grossissait perceptiblement d’heure en heure, Valentin ne l’avait jamais vue qu’en songe et dans ses rêveries, et cela ne reposait sur rien d’autre que sa propre imagination et les quelques bribes de souvenirs subsistant dans son esprit ; et il n’était absolument pas préparé à contempler la réalité de ce lieu.

L’Île était immense. Cela n’aurait rien dû avoir de surprenant sur un monde lui-même gigantesque et où tant de choses étaient à l’échelle des dimensions de la planète. Mais Valentin s’était fourvoyé en imaginant qu’une île était nécessairement une terre de dimensions raisonnables. Il s’était attendu à découvrir quelque chose d’environ deux ou trois fois plus grand que Rodamaunt Graun, ce qui était parfaitement absurde. L’Île du Sommeil, il le voyait maintenant, fermait tout l’horizon et, à cette distance, elle paraissait aussi grande que la côte de Zimroel telle qu’ils la voyaient un ou deux jours après avoir quitté Piliplok. C’était bien une île, mais n’en était-il pas de même de Zimroel, d’Alhanroel et de Suvrael ? La seule raison, pour laquelle l’île ne portait pas le nom de continent, comme c’était leur cas, était qu’ils avaient des dimensions vraiment colossales, alors qu’elle était seulement très grande.

L’Île était éblouissante. Comme le promontoire que l’on voyait de Piliplok, de l’autre côté de l’embouchure du fleuve, elle s’était fait un rempart d’une falaise crayeuse d’un blanc très pur, miroitant sous le soleil de l’après-midi. Cette falaise formait une muraille haute de plusieurs centaines de mètres et longue, peut-être, de plusieurs centaines de kilomètres sur le rivage occidental de l’Ile. Son sommet était couronné d’une étendue vert sombre et il y avait, semblait-il, une seconde muraille crayeuse à l’intérieur des terres, plus élevée que la première et surmontée également d’une forêt, puis une troisième encore plus éloignée de la mer, si bien que l’Ile, de ce côté, offrait aux regards une superposition de terrasses brillantes s’élevant jusqu’à une mystérieuse et peut-être inaccessible citadelle centrale. Valentin avait entendu parler des terrasses de l’Ile, dont il avait cru comprendre qu’il s’agissait de constructions artificielles remontant à une époque lointaine, jalons symboliques des étapes de l’initiation. Mais l’Île même semblait constituée de terrasses naturelles qui ne faisaient qu’en rehausser le mystère. Rien d’étonnant que cet endroit soit devenu le refuge du sacré sur Majipoor.

— Dans cette brèche de la falaise, dit Namurinta en la montrant du doigt, se trouve Taleis, où accostent les bateaux de pèlerins. C’est l’un des deux ports de l’Île ; l’autre est Numinor, beaucoup plus loin, du côté d’Alhanroel. Mais puisque vous êtes des pèlerins, vous devez savoir tout cela.

— Nous avons eu très peu de temps pour nous renseigner, dit Valentin. L’idée de ce pèlerinage nous est venue brusquement.

— Comptez-vous passer ici le reste de votre vie au service de la Dame ? demanda-t-elle.

— Au service de la Dame, certainement, répondit Valentin. Mais ici, je ne pense pas. Pour une partie d’entre nous, l’Île n’est qu’une étape, sur une route beaucoup plus longue.

Cette réponse parut déconcerter Namurinta, mais elle s’abstint de poser d’autres questions.

Il y avait un fort vent du sud-ouest qui poussait le Reine de Rodamaunt à vive allure en direction de Taleis. La haute muraille crayeuse occupa bientôt tout le champ visuel et l’ouverture se révéla être non pas une simple brèche, mais un port d’une taille gigantesque. Le trimaran y entra toutes voiles dehors. Valentin, debout, le visage tourné vers la proue, les cheveux flottant dans le vent, fut impressionné par le spectacle qui s’offrait à ses yeux car, à l’intérieur du V que formait le port de Taleis, les falaises plongeaient presque à la verticale d’une hauteur d’au moins quinze cents mètres, et à leur pied s’étendait une langue de terre unie, bordée d’une large plage blanche. D’un côté il y avait des quais, des jetées, des bassins, le tout écrasé par la hauteur phénoménale de ce gigantesque amphithéâtre. Il était difficile d’imaginer comment l’on pouvait, de ce port au pied de la falaise, atteindre l’intérieur de l’île : l’endroit était une véritable forteresse naturelle.

Et tout était silencieux. Il n’y avait aucun navire dans le port et il y régnait un silence surnaturel où se répercutait l’écho et dans lequel le bruit du vent ou l’aigre piaillement des rares mouettes prenaient d’étranges résonances.

— N’y a-t-il personne ici ? demanda Sleet. Qui va nous accueillir ?

Carabella ferma les yeux.

— S’il faut maintenant faire le tour jusqu’à Numinor… ou pis encore, retourner dans l’archipel.

— Non, dit Deliamber. Quelqu’un va nous accueillir. Ne craignez rien.

Le trimaran glissa vers le rivage et accosta une jetée déserte. À l’endroit où ils se trouvaient, à la pointe du V formé par le port, le décor était d’une écrasante majesté, avec les falaises s’élevant si haut qu’elles semblaient sur le point de s’écrouler. Un homme d’équipage amarra le trimaran et ils mirent pied à terre.

La confiance de Deliamber semblait déplacée. Il n’y avait âme qui vive. Tout était parfaitement silencieux, d’un silence si profond que Valentin avait envie de se boucher les oreilles pour ne plus l’entendre. Ils attendirent. Ils échangèrent des regards indécis.