Выбрать главу

Talinot Esulde était en train de leur expliquer les activités quotidiennes, prières, travail et méditation, le système d’interprétation des songes, les conditions d’hébergement, le régime alimentaire qui proscrivait les boissons alcoolisées et un certain nombre d’épices, et bien d’autres choses encore. Valentin essayait de tout enregistrer, mais il y avait tellement de règlements, de conditions, d’obligations et d’usages qu’ils s’embrouillaient tous dans son esprit, si bien qu’au bout d’un moment, il cessa de faire des efforts, espérant que la pratique quotidienne les lui inculquerait.

Quand la nuit fut venue, Talinot Esulde les conduisit de la salle d’endoctrinement, en passant devant la fontaine jaillissante creusée dans le roc, où on leur avait fait prendre un bain avant de revêtir leurs robes de pèlerins et où ils se baigneraient deux fois par jour tout le temps qu’ils resteraient sur cette terrasse, jusqu’au réfectoire, à quelque distance du bord de la falaise. On leur servit un repas frugal composé de potage et de poisson qu’ils trouvèrent fadasses et peu appétissants malgré leur faim dévorante. Les serveurs, vêtus de robes vert clair, étaient des novices comme eux. Le réfectoire, une vaste salle, n’était que partiellement rempli – l’heure du dîner était presque passée, fit remarquer Talinot Esulde. Valentin observa ses compagnons de pèlerinage. Toutes les races étaient représentées, avec approximativement la moitié d’humains, mais également bon nombre de Vroons et de Ghayrogs, d’assez nombreux Skandars, quelques Lii, quelques Hjorts, mais pas beaucoup, et dans un angle, un petit groupe de Su-Suheris qui se tenait à l’écart. La Dame prenait dans ses rets toutes les races de Majipoor, semblait-il. Toutes sauf une.

— Il n’y a jamais de Métamorphes qui viennent adorer la Dame ? demanda Valentin.

— Si un Piurivar venait en pèlerinage, répondit Talinot Esukle avec un sourire angélique, nous l’accepterions. Mais ils ne partagent pas nos rites. Ils vivent repliés sur eux-mêmes, comme s’ils étaient seuls sur toute la surface de Majipoor.

— Peut-être certains sont-ils venus ici sous une autre forme que la leur, suggéra Sleet.

— Nous nous en serions aperçus, dit calmement Talinot Esulde.

Après dîner, on les mena à leurs chambres – des chambres individuelles, à peine plus grandes que des placards, semblables aux alvéoles d’une ruche. Un lit, un lavabo, un endroit pour les vêtements… c’était tout. Lisamon Hultin considéra la sienne d’un air furibond.

— Pas de vin, fit-elle, je dois leur laisser mon sabre, et maintenant on me fait dormir dans cette boîte ? Je crois que je vais faire un mauvais pèlerin, Valentin.

— Du calme, et faites un effort. Nous allons essayer d’avancer vers l’intérieur de l’Île aussi vite que possible.

Il pénétra dans sa chambre, qui était située entre celle de la géante et celle de Carabella. Dès qu’il fut entré, le globe lumineux se mit en veilleuse, et à peine s’était-il allongé sur son lit qu’il s’enfonça dans le sommeil, bien qu’il fût encore tôt. Au moment où il perdait conscience, une lumière se mit à luire doucement dans son esprit et il contempla la Dame. Incontestablement, sans méprise possible, c’était la Dame de l’Ile.

Depuis Pidruid, Valentin l’avait vue en rêve à maintes reprises, le doux regard, les longs cheveux bruns, la fleur derrière l’oreille, le teint olivâtre, mais cette fois, l’image était plus nette, la vision plus précise, et il remarqua les petites rides qu’elle avait au coin des yeux, les minuscules pierres vertes qui ornaient les lobes de ses oreilles et le mince cercle d’argent qui lui ceignait le front. Dans son rêve, il tendit les mains vers elle et lui dit :

— Mère, me voici. Appelle-moi à tes côtés, mère. Elle lui sourit, mais ne lui répondit pas. Ils étaient dans un jardin, entourés d’alabandinas en fleur. Elle ébourgeonnait les plantes à l’aide d’un petit ustensile doré, enlevant une partie des boutons pour que ceux qui restaient donnent naissance à des fleurs plus belles. Il restait à côté d’elle, attendant qu’elle se tourne vers lui, mais elle continuait à ébourgeonner. Finalement, toujours sans regarder dans sa direction, elle dit :

— Il faut apporter une attention constante à son ouvrage si l’on veut le faire correctement.

— Mère, c’est moi, Valentin, ton fils !

— Tu vois, chaque branche porte cinq boutons. Si on les laisse, ils fleuriront tous, mais j’en enlève deux, un ici, et un autre là, et les fleurs seront magnifiques.

Et pendant qu’elle disait ces mots, les boutons s’épanouirent et les alabandinas emplirent l’air d’une fragrance si exquise qu’il en fut étourdi. Et les grands pétales jaunes s’ouvrirent comme des plateaux, montrant à l’intérieur de la fleur le pistil et les noires étamines. Elle les effleura du doigt, dispersant dans l’air le pollen pourpre. Et elle ajouta :

— Tu es qui tu es, et tu le seras à jamais.

À ce moment-là, son rêve changea, et il ne resta plus rien de la Dame, seulement une charmille d’arbustes épineux agitant devant lui leurs branches raides et des oiseaux moleeka se pavanant alentour, et d’autres images encore, floues, s’enchaînant rapidement et dénuées de signification cohérente.

Dès qu’il se réveilla, on lui demanda de se présenter immédiatement devant son interprète des rêves, qui n’était pas Talinot Esulde, mais un autre acolyte du même degré hiérarchique, une personne du nom de Stauminaup, le crâne également rasé et de sexe également mal déterminé. Valentin avait appris la veille que ces acolytes étaient à un stade intermédiaire de leur initiation. Ils étaient revenus de la Seconde Falaise pour satisfaire ici les besoins des novices.

L’interprétation des songes sur l’Île n’avait rien à voir avec ce qu’il avait vécu à Falkynkip chez Tisana. Point de drogue, point de corps enlacés. Il fut simplement reçu par l’interprète et lui décrivit son rêve. Stauminaup l’écouta avec impassibilité. Valentin soupçonna l’interprète d’avoir eu accès à son rêve pendant qu’il se déroulait, et de vouloir seulement comparer la relation que Valentin en faisait avec ses propres observations, de manière à relever les divergences et les contradictions entre les deux versions. Il décida donc de lui présenter le rêve tel qu’il s’en souvenait, disant, comme il l’avait fait dans son sommeil : « Mère, c’est moi, Valentin, ton fils ! » et épiant les réactions de Stauminaup sur son visage. Mais il aurait aussi bien pu épier la face calcaire de la falaise.

Quand il eut terminé, l’interprète des songes lui demanda :

— Et de quelle couleur étaient les fleurs d’alabandina ?

— Eh bien, jaunes, avec un cœur noir !

— Une belle fleur. Sur Zimroel, les alabandinas sont écarlates, et jaunes au centre. Vous préférez les couleurs des vôtres ?

— Je n’ai pas de préférence, répondit Valentin.

— Les alabandinas d’Alhanroel sont jaunes, fit Stauminaup en souriant, et noires au centre. Vous pouvez vous retirer maintenant.

Les interprétations étaient peu ou prou les mêmes chaque jour : un commentaire sibyllin ou qui, lorsqu’il était moins énigmatique, pouvait donner lieu à plusieurs explications, mais Stauminaup ne donnait jamais d’explication. Elle était une sorte de dépositaire des rêves de Valentin, qu’elle absorbait sans jamais donner son avis. Valentin s’y accoutuma.