Il s’accoutuma également à sa tâche quotidienne. Il passait tous les matins deux heures dans le jardin à de menus travaux d’émondage et de sarclage et surtout à retourner la terre, et l’après-midi, il se transformait en maçon, apprenant à jointoyer les dalles de la terrasse. Il y avait de longues séances de méditation pour lesquelles il ne recevait pas la moindre directive et était seulement envoyé dans sa chambre pour contempler les murs. C’est à peine s’il avait le temps d’apercevoir ses compagnons de voyage lorsqu’ils se baignaient ensemble, en milieu de matinée et juste avant le dîner, dans la fontaine jaillissante ; et ils n’avaient pas grand-chose à se dire. Il était facile de s’adapter au rythme de vie de l’endroit et de bannir toute précipitation. L’air des tropiques, le parfum de millions de fleurs, la douceur ambiante, tout cela berçait et apaisait comme un bain chaud.
Mais Alhanroel était encore à des milliers de kilomètres à l’est et il n’avançait pas d’un pouce vers son but, tout le temps qu’il restait sur la Terrasse de l’Évaluation. Une semaine entière s’était déjà écoulée. Pendant ses séances de méditation, Valentin caressait parfois le projet chimérique de rassembler sa petite troupe et de s’esquiver nuitamment, traversant clandestinement terrasse après terrasse, escaladant la Seconde Falaise et la Troisième et se présentant finalement devant la Dame à la porte de son Temple, mais il craignait qu’ils ne pussent aller bien loin sur cette Île où on lisait les rêves à livre ouvert.
Alors il rongeait son frein. Mais il savait que l’impatience ne lui vaudrait pas d’avancement sur cette terrasse et il essayait de se détendre, de s’absorber entièrement dans ses tâches, de débarrasser son esprit de ses exigences, de ses impulsions, de ses attachements et préparer ainsi le terrain pour le rêve de convocation par lequel la Dame lui ferait signe d’avancer. Mais cela resta sans effet. Il arrachait les mauvaises herbes, il cultivait la terre fertile, il transportait des seaux de mortier jusqu’à l’extrémité de la terrasse, il restait assis en tailleur pendant ses heures de méditation, l’esprit totalement vide, et nuit après nuit, il se mettait au lit en priant pour que la Dame lui apparaisse et lui dise : « Le moment est venu pour toi de venir à moi », mais il ne voyait rien venir.
— Combien de temps cela va-t-il durer ? demanda-t-il un jour à Deliamber à la fontaine. Nous en sommes à la cinquième semaine !… ou peut-être la sixième, je ne sais plus ! Vais-je rester ici un an ? Ou deux ? Ou cinq ?
— C’est ce qu’ont fait certains des pèlerins qui nous entourent, répondit le Vroon. J’ai discuté avec l’un d’eux, une Hjort qui servait dans les milices sous lord Voriax. Elle a déjà passé quatre ans ici et elle paraît totalement résignée à passer le restant de sa vie sur la terrasse extérieure.
— Rien ne l’appelle ailleurs. L’hôtellerie n’a rien de déplaisant, Deliamber. Mais moi, j’ai…
— … des affaires urgentes qui m’appellent à l’est, acheva le Vroon. Et en conséquence, vous êtes condamné à rester ici. Il y a un paradoxe dans votre dilemme, Valentin. Tous vos efforts tendent au renoncement, mais ce renoncement même a un but. Vous voyez ? Votre interprète le voit sûrement, elle.
— Bien sûr que je vois. Mais que puis-je faire ? Comment puis-je faire semblant de ne pas me soucier de rester ici jusqu’à la fin de mes jours ?
— Toute simulation est impossible. Le jour où vous serez sincèrement insouciant du lendemain, vous avancerez. Mais pas avant.
— C’est comme si vous me disiez que mon salut dépend du fait de ne jamais penser à des gihornas, fit Valentin en secouant la tête. Plus je m’efforcerai de chasser de mon esprit les vols de gihornas, plus ils seront nombreux à m’apparaître. Que puis-je faire, Deliamber ?
Mais Deliamber n’avait pas d’autre suggestion. Le lendemain, Valentin apprit que Shanamir et Vinorkis avaient reçu leur promotion pour la Terrasse des Commencements.
Deux autres jours s’écoulèrent avant que Valentin revoie Deliamber. Le magicien fit remarquer à Valentin qu’il n’avait pas bonne mine, et ce dernier répliqua avec un agacement qu’il ne put contrôler :
— Quelle mine voulez-vous que j’aie ? Savez-vous combien de mauvaises herbes j’ai arrachées, combien de seaux de mortier j’ai transportés, pendant qu’à Alhanroel, un Barjazid règne sur le Mont du Château et…
— Calmez-vous, fit Deliamber d’une voix douce. Cela ne vous ressemble pas.
— Me calmer ? Me calmer ? Combien de temps vais-je devoir conserver mon calme ?
— Peut-être met-on votre patience à l’épreuve. Auquel cas, monseigneur, vous êtes en train d’échouer.
Cela fit réfléchir Valentin.
— Je reconnais que votre analyse est pertinente, reprit-il au bout d’un moment. Mais peut-être est-ce mon ingéniosité qui est mise à l’épreuve. Deliamber, introduisez-moi un rêve de convocation dans la tête pour cette nuit.
— Vous savez que ma magie ne semble guère être efficace sur cette île.
— Allez-y. Essayez. Concoctez un message de la Dame et enfoncez-le-moi dans la tête, et nous verrons bien.
Deliamber, haussant les épaules, entoura de ses tentacules les mains de Valentin qui sentit un léger picotement quand le contact s’établit.
— Votre magie est encore efficace, dit-il.
Et cette nuit-là, il fit un rêve dans lequel il flottait dans la fontaine comme un volevant, fixé à la roche par une sorte de membrane qui s’était développée sous ses pieds, et alors qu’il tentait de se libérer, le visage souriant de la Dame lui apparut dans le ciel nocturne et murmura : « Viens, Valentin, viens près de moi, viens » et la membrane se résorba et il s’éleva dans le ciel et fut entraîné par le vent vers le Temple Intérieur.
Valentin relata son rêve à Stauminaup pendant la séance d’interprétation des songes. Elle l’écouta comme s’il lui racontait un rêve dans lequel il aurait arraché des mauvaises herbes dans le jardin. Valentin prétendit avoir fait le même rêve la nuit suivante, et une fois de plus elle ne fit aucun commentaire. Le surlendemain, il lui proposa encore le même rêve et demanda une interprétation.
— L’interprétation de votre rêve, dit Stauminaup, est qu’il n’est pas d’oiseau qui vole avec les ailes d’un autre.
Les joues empourprées, Valentin quitta la pièce sans un mot.
Cinq jours plus tard, Talinot Esulde l’informa de son admission à la Terrasse des Commencements.
— Mais pourquoi ? demanda-t-il à Deliamber.
— Pourquoi ? est une question oiseuse pour ce qui a trait à l’évolution spirituelle. De toute évidence, quelque chose a changé en vous.
— Mais je n’ai pas eu d’authentique rêve de convocation !
— Peut-être que si, répondit le sorcier.
Un des acolytes le mena, à pied, le long des sentiers tracés dans la forêt jusqu’à la terrasse suivante. L’itinéraire était extrêmement tortueux, présentant de déroutants zigzags et s’éloignant à plusieurs reprises dans ce qui semblait être la direction exactement opposée à celle qu’ils suivaient. Valentin était totalement perdu lorsque, quelques heures plus tard, ils débouchèrent sur un espace dégagé d’une étendue considérable. Des pyramides de pierre d’un bleu sombre, hautes de trois mètres, s’élevaient à intervalles réguliers sur les dalles roses de la terrasse.