La vie ne différait guère de ce qu’elle avait été sur la première terrasse – travaux manuels, méditation, interprétation quotidienne des songes, cellule austère et nue, nourriture frugale. Mais on y recevait aussi les premiers éléments d’une instruction religieuse, une heure chaque après-midi, pendant laquelle les principes de la grâce de la Dame étaient expliqués par le moyen d’elliptiques paraboles et de dialogues abscons.
Au début, Valentin écouta tout cela avec impatience. Cela lui paraissait aussi vague qu’abstrait et il lui était difficile de se concentrer sur des sujets aussi brumeux, alors qu’il était poussé par une claire passion politique – atteindre le Mont du Château et régler la question de la suprématie sur Majipoor. Mais le troisième jour, il fut frappé par le fait que ce que l’acolyte était en train de dire du rôle de la Dame était purement politique. Valentin réalisa qu’elle était une force modératrice, le ciment d’amour et de foi qui liait entre eux les différents centres du pouvoir de la planète. Quelle qu’ait été la nature du pouvoir magique grâce auquel elle envoyait des rêves – et il était impossible de croire le mythe populaire selon lequel elle était chaque nuit en contact avec l’esprit de millions d’individus –, il était évident que son esprit serein apportait à la planète apaisement et détente. Valentin savait que le dispositif du Roi des Rêves pouvait envoyer des messages directs et adaptés à chaque cas, qui cinglaient les coupables et admonestaient ceux qui inspiraient la défiance, et les messages du Roi pouvaient être féroces. Mais, de même que la chaleur de l’océan tempère le climat des terres, la Dame adoucissait la violence des forces qui contrôlaient Majipoor, et la doctrine théologique qui s’était développée autour de la personne de la Dame en tant que divine Mère incarnée n’était, Valentin le comprenait maintenant, qu’une image utilisée pour la division des pouvoirs telle que les premiers dirigeants de Majipoor l’avaient conçue.
Il prêta donc une oreille plus attentive et il mit de côté pour un temps son impatience de gagner des terrasses plus élevées pour pouvoir continuer à apprendre là où il était.
Valentin se retrouvait totalement seul sur cette terrasse. C’était nouveau pour lui. Il n’y avait pas trace de Shanamir ni de Vinorkis – avaient-ils déjà accédé à la Terrasse des Miroirs ? – et, à sa connaissance, les autres étaient restés derrière. La pétulance de Carabella et la sagesse sardonique de Deliamber lui manquaient particulièrement, mais il s’était aussi attaché à tous les autres tout au long du pénible voyage à travers Zimroel et il était chagriné de ne plus les avoir autour de lui. Les jours heureux qu’il avait coulés comme jongleur lui paraissaient lointains et enfuis à jamais. Il lui arrivait de temps à autre, pendant ses moments de loisir, de cueillir des fruits sur les arbres et de les lancer en retrouvant les vieux exercices familiers, au grand amusement des acolytes et des novices de passage. L’un d’eux en particulier, un homme à la barbe noire et aux larges épaules, du nom de Farssal, ne manquait jamais d’observer attentivement Valentin chaque fois qu’il jonglait.
— Où avez-vous été initié à cet art ? demanda un jour Farssal.
— À Pidruid, répondit Valentin. Je faisais partie d’une troupe de jongleurs.
— Ce devait être la belle vie.
— Oui, dit Valentin, se souvenant de l’excitation qu’il avait ressentie lorsqu’il s’était trouvé dans l’arène de Pidruid devant le lord Valentin à la barbe noire et se revoyant monter sur la vaste scène du Cirque Perpétuel de Dulorn, et tout le reste, ces images inoubliables de son passé.
— Est-ce que cette adresse peut s’acquérir ou bien est-ce un don inné ? demanda Farssal.
— Tout le monde peut apprendre, à condition d’avoir le regard vif et de savoir se concentrer. En ce qui me concerne, il ne m’a pas fallu plus d’une ou deux semaines pour apprendre, l’an dernier à Pidruid.
— Non ! Je suis sûr que vous avez jonglé toute votre vie !
— Jamais avant l’an dernier.
— Qu’est-ce qui vous a poussé à commencer, alors ?
— J’avais besoin de trouver un gagne-pain, répondit Valentin en souriant, et il y avait à Pidruid une troupe de jongleurs itinérants qui étaient venus pour le festival du Coronal et avaient besoin d’une paire de bras supplémentaire. Ils m’ont rapidement initié à cet art, comme je pourrais le faire pour vous.
— Vous pourriez, vous croyez ?
— Tenez, dit Valentin, en lançant au barbu un des fruits avec lesquels il jonglait, un bishawar vert et ferme. Lancez-vous cela d’une main dans l’autre pendant un moment, pour vous assouplir les doigts. Il vous faudra assimiler quelques positions de base et certaines habitudes de perception, ce qui demande de la pratique, et après…
— Que faisiez-vous avant d’être jongleur ? demanda Farssal en faisant passer le fruit d’une main à l’autre.
— Je me promenais, répondit Valentin. Et maintenant, tendez les mains de cette manière…
Il fit faire des exercices à Farssal pendant une demi-heure, essayant de l’entraîner comme Carabella et Sleet l’avaient fait pour lui à l’auberge de Pidruid. C’était une agréable diversion qui venait rompre la tranquillité et la monotonie de sa vie. Farssal avait les mains prestes et de bons yeux, et il apprenait vite, même si cela n’avait rien de comparable avec la vitesse avec laquelle Valentin avait appris. Au bout de quelques jours, il avait acquis une habileté technique élémentaire et parvenait à jongler tant bien que mal, même si cela manquait de grâce. C’était un homme expansif et loquace, qui ne cessait d’entretenir la conversation tout en faisant passer ses bishawars d’une main à l’autre. Il était né à Ni-moya, disait-il, et après avoir été pendant de longues années commerçant à Piliplok, il avait récemment été en proie à une crise religieuse qui avait jeté la confusion dans son esprit et l’avait finalement poussé à entreprendre le pèlerinage de l’Ile. Il parla de son mariage, de ses fils sur lesquels il ne pouvait compter, des énormes fortunes qu’il avait gagnées et reperdues aux tables de jeu ; et il voulait également tout savoir sur Valentin, sa famille, ses ambitions, les mobiles qui l’avaient poussé vers la Dame. Valentin essayait de fournir des réponses plausibles à ces questions et il écartait les plus gênantes en se lançant dans des discours improvisés sur l’art du Jongleur.
À la fin de la seconde semaine – travail, études, méditation, moments de liberté passés à jongler avec Farssal, une routine stable et figée –, Valentin se sentit de nouveau gagné par l’impatience et le désir d’aller de l’avant.
Il n’avait pas la moindre idée du nombre de terrasses qu’il y avait, mais s’il passait à chacune autant de temps, il lui faudrait des années pour arriver jusqu’à la Dame. Il devait donc trouver un moyen d’abréger le processus de l’ascension.
La simulation des rêves de convocation ne paraissait pas être la bonne solution. Il proposa à Silimein, son interprète des songes sur cette terrasse, son rêve de volevant dans la fontaine, mais elle ne fut pas plus impressionnée que l’avait été Stauminaup. Il essaya, pendant ses séances de méditation et en s’endormant le soir, d’atteindre l’esprit de la Dame pour l’implorer de le convoquer. Mais cela aussi resta sans effet.
Il demanda à ses voisins de table au réfectoire depuis combien de temps ils étaient à la Terrasse des Commencements.
— Deux ans, répondit l’un.
— Huit mois, lui dit un autre. Cela ne paraissait pas les perturber.
— Et vous ? demanda-t-il à Farssal.
Farssal répondit qu’il n’était arrivé que quelques jours avant Valentin. Mais il n’avait aucune démangeaison de partir.