— Waouhhh, vieux, r’gardez-moi un peu ça ! s’exclama le chauffeur de taxi, en levant la main derrière le pare-brise, exaspéré. Un bus était garé au coin de Lex et de la 61e, son moteur diesel ronronnant et ses feux arrière clignotant, dans ce que Mia prit pour une sorte de code de détresse. Le chauffeur du bus se tenait près de l’une des roues arrière, et il contemplait l’épais nuage noir se dégageant du pot d’échappement du véhicule.
— Madame, proposa-t-il, ça vous dérangerait de descendre au coin de la 60e ? Ça vous irait ?
Ça m’irait ? Qu’est-ce que je dois répondre ?
Pas de problème, répondit Susannah d’un air distrait. Au coin de la 60e, c’est parfait.
La question de Mia l’avait ramenée du Dogan, où elle essayait d’entrer en contact avec Eddie. La chance n’avait pas vraiment été de son côté, et l’état des lieux l’avait littéralement affolée. Les fissures dans le sol étaient beaucoup plus profondes, et l’un des panneaux du plafond s’était effondré, entraînant dans sa chute les néons fluorescents et des câbles électriques longs de plusieurs mètres. Certains des tableaux de commande s’étaient éteints. D’autres laissaient échapper des filets de fumée. L’aiguille du cadran Susannah-Mio était complètement dans le rouge. Sous ses pieds, le sol vibrait et les machines hurlaient. Et se dire que rien de tout ça n’était réel, que ce n’était là qu’une technique de visualisation, c’était passer à côté de l’essentiel, non ? Elle avait interrompu un processus très puissant, et son corps était en train d’en payer le prix. La Voix du Dogan l’avait prévenue que ce qu’elle faisait était dangereux. Qu’il n’était pas prudent de jouer avec Mère Nature (on aurait dit une pub à la télé). Susannah ne savait absolument pas lesquels de ses organes ou de ses glandes étaient les plus touchés, mais ce dont elle était certaine, c’est qu’il s’agissait bien des siens. Pas ceux de Mia. Il était temps de mettre fin à cette folie, avant que tout n’explose.
Mais d’abord, elle avait essayé d’entrer en contact avec Eddie, de hurler son nom dans le micro estampillé North Central Positronics, en long en large et en travers. Rien. Elle avait aussi hurlé le nom de Roland, sans plus de résultat. S’ils étaient morts, elle le saurait. Elle en était certaine. Mais pouvoir entrer en contact avec eux, ça, elle n’en était pas certaine du tout… qu’est-ce que ça voulait dire ?
Ça veut dïe que qu’tu t’es fait baiser dans les g’andes la’geu’s, ma biquette, lui dit Detta, avant de se mettre à glousser. Voilà c’qui s’passe, à fo’ce de f’icoter avec les sales ’culés d’culs blancs.
Je peux sortir d’ici ? demandait Mia, aussi timide qu’une débutante arrivant au bal. Vraiment ?
Susannah se serait bien frappé le front, si elle en avait eu un. Bon sang, dès qu’il s’agissait d’autre chose que de son bébé, ce que cette garce pouvait être empotée !
Oui, vas-y. On est à deux cents mètres à peine, et sur une avenue, c’est vite fait.
Le chauffeur… combien je dois donner au chauffeur ?
Donne-lui un billet de dix, et dis-lui de garder la monnaie. Attends, je vais te montrer…
Susannah sentit la réticence de Mia et eut une réaction de colère mêlée de lassitude. Ça avait son petit côté drôle, tout bien considéré.
Écoute-moi bien, ma chérie, je m’en lave les mains, de ce qui peut t’arriver. OK ? Donne-lui n’importe quel billet, j’en ai rien à foutre.
Non, non, ça va. Humble, tout à coup. Apeurée. Je te fais confiance, Susannah. Et elle tendit la liasse des billets de Mats à hauteur de ses yeux, disposés en éventail comme un jeu de cartes.
Susannah était à deux doigts de refuser, mais à quoi bon ? Elle passa devant, prit le contrôle des mains brunes qui tenaient l’argent, choisit un billet de dix, et le tendit au chauffeur.
— Gardez la monnaie.
— Merci, ma p’tite dame !
Susannah ouvrit la portière côté trottoir. Une voix synthétique se mit à parler au même moment, la faisant sursauter — les faisant sursauter toutes les deux. C’était quelqu’un du nom de Whoopi Goldberg, qui lui rappelait qu’il ne fallait pas qu’elle oublie ses sacs. Pour Susannah-Mia, la question de son gunna était discutable. Elles n’avaient plus qu’un seul bagage, désormais, et Mia s’apprêtait à s’en libérer.
Elle entendit une mélodie à la guitare. Au même instant, elle sentit lui échapper le contrôle de la main qui remettait à la hâte les billets dans sa poche, et de la jambe qui sortait du taxi. Mia reprenait les rênes, à présent que Susannah avait résolu encore un de ses petits dilemmes new-yorkais. Susannah commença par lutter, instinctivement, contre cette odieuse usurpation
(mon corps, bon sang, le mien, du moins au-dessus de la taille, et ça inclut la tête et le cerveau qu’elle contient !)
puis laissa tomber. À quoi bon ? Mia était la plus forte. Susannah n’avait aucun sens de la logique de tout ça, mais c’était un fait, Mia était la plus forte.
Susannah Dean se sentit soudain submergée par une espèce d’étrange fatalisme. Ce calme incompréhensible qui gagne le conducteur d’une voiture devenue folle qui fonce droit sur un passage à niveau, ou le pilote d’un avion qui amorce son dernier plongeon après que ses réacteurs ont lâché… ou le pistolero sur le point de dégainer, dans sa dernière embuscade. Plus tard elle aurait peut-être à se battre, si le combat paraissait digne d’intérêt ou honorable. Elle se battrait pour se sauver ou sauver le bébé, mais pas Mia — elle en avait décidé ainsi. Mia avait épuisé tout son mérite et toutes ses chances d’être sauvée, aux yeux de Susannah.
Pour l’instant, il n’y avait rien à faire, sauf peut-être remettre le compteur « FORCE DE TRAVAIL » sur 10. Elle se dit qu’elle réussirait sans doute à prendre suffisamment le contrôle pour y arriver.
Mais avant ça… la musique. La guitare. Elle connaissait cette chanson, elle la connaissait même bien. Elle en avait même chanté une version aux folken, la nuit de leur arrivée à Calla Bryn Sturgis.
Après tout ce qu’elle avait traversé, depuis sa rencontre avec Roland, entendre « A Man of Constant Sorrow » à un coin de rue en plein New York ne lui parut pas une seconde dû au hasard. Et c’était une chanson merveilleuse, pas vrai ? Peut-être même la quintessence de toutes les chansons folk qu’elle avait aimées dans sa jeunesse, ces chansons qui l’avaient envoûtée, la conduisant pas à pas jusqu’à l’activisme, pour finir à Oxford, dans le Mississippi. C’était du passé — elle se sentait tellement plus vieille qu’à l’époque —, pourtant la simplicité triste de cette chanson l’attirait toujours autant. Le Cochon du Sud se situait à quelques dizaines de mètres de là. Une fois que Mia leur aurait fait passer ces portes, Susannah se trouverait dans le Pays du Roi Cramoisi. Elle n’avait aucun doute et ne se faisait aucune illusion, à ce sujet. Elle ne s’attendait pas à en revenir, n’espérait pas revoir ses amis ou son bien-aimé, et avait dans l’idée qu’il lui faudrait mourir avec pour seuls compagnons les hurlements d’une Mia trahie… mais rien de tout cela ne devait interférer avec le plaisir qu’elle avait à écouter cette chanson, en cet instant. Était-ce son chant du cygne ? Si tel était le cas, ça lui allait.