Fais-lui plaisir, reprends-le, dit-elle à Susannah, mais elle ne voulait pas passer devant et forcer Susannah à obéir. Qu’elle choisisse, après tout.
Avant que Susannah ait pu répondre, l’alarme dans le Dogan se déclencha, submergeant leur cerveau commun de bruit et de lumière rouge.
Susannah se tourna dans cette direction, mais Mia la saisit par l’épaule, comme des griffes se refermant sur elle. Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qui cloche ? Laisse-moi !
Susannah se libéra d’un coup d’épaule. Et avant que Mia ait pu de nouveau l’en empêcher, elle avait disparu.
Dans le Dogan de Susannah, tous les voyants rouges clignotaient dans une atmosphère de panique totale. Un klaxon martelait une sorte de tatouage sonore dans les haut-parleurs suspendus. Tous les écrans de télé à part deux — l’un diffusait toujours des images du guitariste au coin de Lex et de la 60e, l’autre montrait le bébé endormi — avaient sauté. Le sol fendu bourdonnait sous les pieds de Susannah, envoyant des nuages de poussière dans la pièce. L’un des panneaux de contrôle s’était éteint et un autre était en flammes.
Ça allait mal.
Comme pour confirmer cet état des lieux, la voix synthétique ressemblant à celle de Blaine se déclencha de nouveau. « ALERTE ! SURCHAUFFE DU SYSTÈME ! SI LE VOLTAGE N’EST PAS RÉDUIT DANS LA SECTION ALPHA, FERMETURE TOTALE DU SYSTÈME À PRÉVOIR, DANS 40 SECONDES ! »
Susannah ne se rappelait pas avoir entendu parler d’une Section Alpha lors de ses précédentes visites au Dogan, mais elle ne fut pas surprise de voir qu’entre-temps était apparu un nouveau cadran portant précisément cette mention. L’un des panneaux situés à proximité se mit à cracher des étincelles d’un orange criard, mettant le feu au dossier de la chaise. D’autres plaques tombèrent du plafond, entraînant des serpents de câbles.
« Si LE VOLTAGE N’EST PAS RÉDUIT DANS LA SECTION ALPHA, FERMETURE TOTALE DU SYSTÈME À PRÉVOIR, DANS 30 SECONDES ! »
Et le cadran « TEMP. ÉMOTIONNELLE » ?
— Oublie ça, marmonna-t-elle pour elle-même.
OK. Et « P’TIT GARS » ? J’en fais quoi, de celui-là ?
Après un instant de réflexion, Susannah fit basculer l’interrupteur de la position « ENDORMI » à la position « RÉVEILLÉ », et les yeux d’un bleu dérangeant s’ouvrirent de nouveau, fixant Susannah avec ce qui ressemblait à de la curiosité farouche.
L’enfant de Roland, pensa-t-elle avec un mélange d’émotions à la fois douloureuses et étranges. Et le mien. Et Mia ? Ma pauvre, dans cette histoire, tu n’es rien d’autre qu’une ka-mai. Je suis désolée pour toi.
Une ka-mai, oui. Pas seulement le fou du roi, mais le jouet du ka — le jouet du destin.
« SI LE VOLTAGE N’EST PAS RÉDUIT DANS LA SECTION ALPHA, FERMETURE TOTALE DU SYSTÈME À PRÉVOIR, DANS 25 SECONDES ! »
Ainsi, réveiller le bébé n’avait rien arrangé, du moins pour ce qui était d’empêcher l’implosion du système. Il était temps de passer au plan B.
Elle tendit la main vers l’absurde molette « FORCE DE TRAVAIL », celle qui ressemblait tellement au bouton en bakélite sur la cuisinière de sa mère. Le faire tourner jusqu’en position « 2 » lui avait paru difficile, et lui avait fait un mal de chien. Le faire tourner dans l’autre sens fut plus facile, et elle ne ressentit aucune douleur. Elle crut percevoir au contraire comme un relâchement soudain à l’intérieur de son crâne, comme si un réseau de muscles en état de tension pendant des heures se détendait subitement dans un petit gémissement de soulagement.
Le martèlement assourdissant du klaxon cessa.
Susannah fit tourner le cadran « FORCE DE TRAVAIL » jusqu’à 8, le laissa sur cette position et haussa les épaules. Qu’est-ce que ça pouvait bien faire, c’était l’heure du tout pour le tout, d’en finir avec tout ça. Elle poussa la molette jusqu’à 10. Dans la seconde qui suivit, une pointe de douleur aveuglante lui plomba l’estomac, puis la perfora plus bas, à hauteur du bassin. Elle dut serrer les lèvres pour ne pas hurler.
« RÉDUCTION DU VOLTAGE RÉUSSIE DANS LA SECTION ALPHA », fit la voix, avant de prendre un accent marqué à la John Wayne, que Susannah ne connaissait que trop bien. « MERCI D’TOUT CŒUR, GAMINE. »
Elle dut une fois encore serrer les lèvres pour retenir un nouveau cri — pas de douleur, cette fois-ci, mais de terreur pure. Elle avait beau se dire que Blaine le Mono était mort et que cette voix n’était que le fait d’un petit farceur malfaisant qui malmenait son subconscient, ça n’empêchait pas la peur.
« LE TRAVAIL… A COMMENCÉ », fit la voix dans les haut-parleurs, abandonnant l’imitation de John Wayne. « LE TRAVAIL… A COMMENCÉ. » Puis, avec des intonations nasales (et horribles) à la Bob Dylan qui fit grincer les dents de Susannah, la voix se mit à chanter : « JOYEUX ANNIVERSAIRE… BÉBÉ ! JOYEUX ANNIVERSAIRE ! JOYEUX… A-NNI–VER-SAIRE… CHER MORDRED… JOYEUX A-NNI–VER-SAIRE ! »
Susannah aperçut du coin de l’œil un extincteur accroché au mur derrière elle, et quand elle se retourna, il se trouvait, bien sûr, juste devant elle (ce n’était pas elle qui avait imaginé le petit écriteau « SEULS vous ET SOMBRA POUVEZ PRÉVENIR LES FEUX DE CONSOLES », néanmoins — tout comme le dessin de Shardik du Rayon avec un chapeau mou —, il s’agissait d’une autre farce d’un esprit pervers). Elle se précipita sur l’extincteur, zigzaguant entre les fissures et les bosses déformant le sol, contournant les panneaux du plafond écrasés au sol. C’est alors qu’elle fut assaillie d’une nouvelle vague de douleur, qui enflamma son ventre et ses cuisses, lui donnant envie de se courber en deux et d’appuyer de toutes ses forces sur l’odieux poids qui lui plombait les entrailles.
Il n’y en a plus pour longtemps, se dit-elle intérieurement, avec les voix mêlées de Susannah et de Detta. Non, m’dame ! Ce p’tit gars, il nous a p’is l’t’ain exp’ess !
Mais la douleur s’atténua légèrement. Au même moment, elle arracha l’extincteur du mur et dirigea la mince trompe noire vers le panneau de commande en feu, et appuya sur la gâchette. De la mousse jaillit, étouffant les flammes. Elle entendit un sifflement sinistre, accompagné d’une odeur de cheveux brûlés.
« INCENDIE… MAÎTRISÉ », proclama la Voix du Dogan. « INCENDIE… MAÎTRISÉ. » Puis, en un clin d’œil, elle passa en mode « lord anglais grand teint » : « LAISSEZ-MOI VOUS DIRE, TRÈS CHÈRE SUSANNAH, QUE C’EST Là UNE PERFORMANCE AB-SO-LU-MENT REMARQUABLE. »
Elle zigzagua de nouveau dans le champ de mines, s’empara du micro et appuya sur le petit interrupteur. Au-dessus d’elle, sur l’un des moniteurs encore en état de marche, elle vit que Mia s’était remise en route, et qu’elle traversait la 60e Rue.
Puis Susannah aperçut l’auvent vert avec le cochon de bande dessinée, et le désespoir l’envahit. Pas la 60e, la 61e. Cette garce de mère preneuse d’otage était arrivée à destination.
— Eddie ! hurla-t-elle dans le micro. Eddie ou Roland !