C’est par là qu’ils respirent, se dit Mia. C’est par là qu’ils respirent, quand ils portent leurs…
Dans son désespoir croissant, elle avait un peu oublié Susannah Dean, et tout à fait Detta Walker. Aussi, quand Detta Walker passa devant — bon sang, elle sauta plutôt, sur le devant de la scène —, Mia n’eut aucun moyen de l’arrêter. Elle vit ses bras se tendre, comme mus par une volonté qui leur était propre, et ses doigts se planter dans la joue rebondie de la femme en robe argentée. La femme se mit à vagir, mais curieusement tous les autres, y compris Sayre, se mirent à rire à gorge déployée, comme si c’était ce qu’ils avaient vu de plus drôle de toute leur vie.
Le masque de l’humanité se déchira autour de l’œil affolé de la femme ignoble, puis s’arracha complètement. Susannah pensa à ses derniers instants sur l’allure du château, quand tout s’était soudain figé et que le ciel s’était déchiré comme du papier.
Detta tira sur le masque, qui se décolla presque complètement. Des lambeaux de ce qui ressemblait à du latex lui pendaient au bout des doigts. Sous le masque était apparue la tête d’un énorme rat rouge, un mutant avec des dents jaunes qui lui poussaient à travers les joues et des vers blancs qui s’agitaient dans ses narines.
— Vilaine fille, fit le rat en secouant un doigt vengeur devant le visage de Susannah-Mio. De l’autre main, il tenait toujours la sienne. Le compagnon de cette chose — l’ignoble en smoking — riait tellement fort qu’il en était plié en deux. Mia vit quelque chose pointer à l’arrière de son pantalon. C’était trop dur pour être une queue, mais elle se dit que c’en était une quand même.
— Viens, Mia, ordonna Sayre, en l’entraînant vers l’avant.
Et c’est alors qu’il se pencha vers elle, la regardant dans les yeux avec l’intensité d’un amant.
— Ou bien est-ce toi, Odetta ? C’est toi, n’est-ce pas ? C’est toi, espèce de sale négresse insupportable avec sa foutue éducation.
— Nan, c’est moi, espèce de sal’culé d’cul blanc avec ta sale gueule de ’at ! glapit Detta en lui crachant au visage.
Sayre se retrouva bouche bée. Puis il fit claquer sa mâchoire et eut un affreux rictus amer. La pièce était redevenue silencieuse. Il essuya le crachat sur son visage — sur le masque qui lui tenait lieu de visage — et le regarda d’un air incrédule.
— Mia ? Mia, tu l’as laissée me faire ça, à moi ? Moi qui serai comme un parrain pour ton bébé ?
— T’es ’ien d’aut’e qu’un tas d’me’de ! brailla Detta. Tu peux sucer ta bite de ka-papa pendant qu’tu t’colles ton foutu doigt dans l’t’ou d’balle, y a qu’à ça qu’t’es bon ! Espèce de…
— Débarrasse-moi d’elle ! tonna Sayre.
Et sous les yeux attentifs du public de vampires et d’ignobles du Cochon du Sud, c’est exactement ce que fit Mia. Le résultat fut extraordinaire. La voix de Detta se mit à décroître, comme si elle se faisait escorter à la porte du restaurant (par le videur, et par la peau du cou). Elle abandonna toute velléité de discours et éclata d’un rire rauque, qui bientôt s’éteignit, lui aussi.
Sayre se tenait debout, les mains serrées devant lui, observant Mia d’un air solennel. Les autres non plus ne la quittaient pas des yeux. Quelque part derrière la tapisserie des chevaliers et de leurs dames en train de festoyer, les rires et les conversations d’un autre groupe se poursuivaient.
— Elle est partie, finit par dire Mia. La sorcière, elle est partie.
Même dans le silence de la pièce, sa voix était à peine audible, presque un murmure. Elle avait timidement baissé les yeux, et ses joues étaient blêmes.
— S’il vous plaît, monsieur Sayre… sai Sayre… maintenant que j’ai fait ce que vous demandiez, je vous en prie, dites-moi que vous m’avez dit la vérité, et que je pourrai élever mon p’tit gars. Je vous en prie, dites-le ! Si vous le dites, vous n’entendrez plus jamais parler de l’autre, je le jure sur le visage de mon père et sur le nom de ma mère, je le jure.
— Tu n’as eu ni l’un ni l’autre, assena Sayre.
Il s’adressait à elle sur un ton froid chargé de mépris. Toute trace de la compassion et de la pitié qu’elle lui réclamait était absente de ses yeux. Et sur son front, le trou rouge se remplissait et se remplissait encore, sans jamais déborder.
Une autre pointe de douleur, la plus forte depuis le début, planta ses crocs dans son ventre. Mia vacilla et, cette fois-ci, Sayre ne prit pas la peine de la soutenir. Elle tomba à genoux devant lui, posa les mains sur la surface brute et miroitante de ses bottes en peau d’autruche, et leva les yeux vers son visage pâle. Il lui rendit son regard, par-dessus le violent cri jaune de sa veste.
— Je vous en prie, gémit-elle. S’il vous plaît, je vous prie : Tenez parole.
— Peut-être, répondit-il. Ou peut-être pas. Tu sais, on ne m’a jamais léché les bottes. Tu te rends compte ? J’ai traversé toutes ces années sans jamais me faire faire un bon petit léchage de bottes à l’ancienne.
Quelque part, une femme gloussa.
Mia s’inclina.
Non, Mia, tu ne dois pas, gémit Susannah, mais Mia ne répondit pas. Même la douleur fulgurante qui lui déchira les entrailles ne suffit pas à l’arrêter. Elle sortit la langue et se mit à lécher le cuir râpeux des bottes de Richard Sayre. Susannah en sentit le goût, de loin. Un goût de cuir épais et poussiéreux, et cette saveur particulière du repentir et de l’humiliation.
Sayre la laissa poursuivre un petit moment, puis ordonna :
— Assez. Ça suffit.
Il la tira rudement par les bras pour la faire lever et resta planté en face d’elle, son visage impassible à quelques centimètres à peine de celui de Mia. Maintenant qu’elle les avait vus, il lui était impossible de ne pas remarquer les masques qu’ils portaient, lui et les autres. Les joues tendues étaient presque transparentes, et des boucles de poils d’un rouge sombre se devinaient à travers.
Ou peut-être qu’il fallait appeler ça de la fourrure, quand ça recouvrait tout le visage.
— Cette supplique ne te fait pas honneur, dit-il, bien qu’il me faille admettre que c’est une sensation extraordinaire.
— Vous avez promis ! s’écria-t-elle, essayant de se dégager de son emprise.
Puis une nouvelle contraction frappa et elle se plia en deux, faisant de son mieux pour ne pas hurler. Dès qu’elle sentit la douleur s’atténuer légèrement, elle repassa à l’attaque.
— Vous avez dit cinq ans… peut-être même sept… oui, sept… ce qu’il y a de mieux pour mon p’tit gars, vous avez dit…
— Oui, acquiesça Sayre. Il est en effet possible que ça me revienne, Mia.
Il fronça les sourcils, comme s’il se retrouvait confronté à un problème particulièrement épineux, puis son visage s’éclaira. Au coin de sa bouche, un petit fragment du masque forma un pli, puis il sourit, révélant une rangée de chicots jaunes poussant dans le creux où ses lèvres supérieure et inférieure se rejoignaient. Il la lâcha d’une main pour brandir l’index en un geste pédagogique.
— Ce qu’il y a de mieux, oui. La véritable question, c’est : penses-tu remplir ces conditions ?
Des petits rires d’appréciation accueillirent cette saillie. Mia se rappela qu’ils l’avaient appelée Mère et l’avaient saluée d’un Aïle, mais tout ça avait l’air très loin, déjà, comme un fragment de rêve qui a perdu son sens.