J’avais complètement oublié, mais aujourd’hui, c’est moi le Grand Quatre-Deux. Bref, j’ai pris une des roses du bouquet et je me suis en quelque sorte perdu à l’intérieur. Je sais que ça a l’air étrange, mais crois-moi, c’est ce qui s’est passé. Il me semblait entendre ce doux bourdonnement, et je suis descendu de plus en plus bas, le long des courbes de la rose, comme si je pataugeais dans les gouttes de rosée qui me paraissaient aussi grandes que des flaques. Et tout le long, ce bourdonnement se faisait de plus en plus présent et de plus en plus doux, et la rose devenait… comment dire… de plus en plus rose. Et je me suis surpris à penser à Jake, du premier volume de La Tour Sombre, et à Eddie Dean, et à une librairie. Je me rappelle même son nom : Le Restaurant Spirituel de Manhattan.
Et puis boum ! Je sens une main sur mon épaule, je me retourne, et c’est Tabby.
Elle voulait savoir qui m’avait envoyé les roses. Et puis aussi si je m’étais endormi. J’ai répondu que non, pourtant c’est ce qui s’est produit, là, au beau milieu de la cuisine.
Tu sais à quoi ça ressemblait ? À cette scène au Relais, dans Le Pistolero, quand Roland hypnotise Jake avec une balle, quand il l’envoulte. Personnellement, je suis immunisé contre l’hypnose. Un type m’a fait monter sur scène, à la Foire de Topsham, quand j’étais gamin. Ça n’a pas marché. Je crois me rappeler que mon frère Dave était très déçu. Il voulait me voir caqueter comme une poule.
Tout ça pour dire que je crois que j’aimerais reprendre La Tour Sombre. Je ne sais pas si je suis prêt pour une entreprise aussi complexe — disons qu’après les quelques échecs de ces dernières années, j’ai quelques doutes — mais je veux au moins tenter le coup. J’entends ces personnages inventés qui m’appellent. Et qui sait ? Peut-être y aura-t-il dans celui-là une place pour un ours géant, comme Shardik dans le roman de Richard Adams !
9 octobre 1989
Non — seulement Terres Perdues, deux mots, comme dans ce poème de T.S. Eliot (d’ailleurs je me demande si chez lui ça n’est pas Terre Perdue).
19 janvier 1990
Ai fini Terres Perdues ce soir, au bout d’une séance marathon de cinq heures. Les gens vont détester cette fin, sans réelle clôture du concours de devinettes, et moi-même je croyais devoir pousser le récit plus loin, mais ce n’est pas moi qui décide. J’ai entendu dans ma tête une voix me dire clairement (et une fois encore, elle ressemblait à celle de Roland) : « Tu en as fini pour l’instant — referme ton livre, romancero. »
Mis à part cette fin qui n’en est pas une, cette histoire me paraît bien mais, comme toujours, très différente de celles que j’écris d’habitude. Le manuscrit est un vrai pavé de plus de 800 pages, et j’ai accouché dudit pavé en seulement un peu plus de trois mois.
Incroyable mais vrai, putain.
Et encore, quasiment aucune rature, quasiment aucune correction. Il y a bien quelques pépins de continuité, mais compte tenu de la longueur du livre, je n’en reviens pas qu’il y en ait si peu. Et je n’en reviens pas non plus qu’à chaque fois que je manque d’inspiration, le bon livre semble me tomber entre les mains. Comme Le Quinconce, de Charles Palliser, avec tout son jargon délicieusement XVIIe siècle : les « Si fait, je vous prie », « mon louchon » et autres « j’implore votre pardon ». Cet argot paraissait tomber à pic dans la bouche de Gasher (pour moi, en tout cas). Et comme c’était chouette de voir revenir Jake dans l’histoire comme il l’a fait !
La seule chose qui me tracasse, c’est ce qui va advenir de Susannah Dean (qui était auparavant Detta/Odetta). Elle est enceinte, et j’ai peur de découvrir qui (ou quoi) est le père. Un démon quelconque ? Je ne crois pas, en fait. Peut-être que je n’aurai pas à m’en préoccuper avant un livre ou deux. Tout ce que je sais, par expérience, c’est que toutes les histoires longues où la femme est enceinte et où on ne sait pas qui est le père partent en eau de boudin. Je sais pas pourquoi, mais pour ce qui est de noyer le poisson, les grossesses, ça craint !
Oh, mais peut-être que ça n’a aucune importance. Pour l’instant, je suis fatigué de Roland et de son ka-tet. Je pense qu’il va couler de l’eau sous les ponts, avant que je leur rende à nouveau visite, même si les fans vont sans doute me maudire de finir le volume de cette manière, dans ce train quittant Lud. Et je ne plaisante pas.
Mais je suis content de l’avoir écrit, et à moi, la fin paraît très bien. Par de nombreux aspects, Terres Perdues me fait l’effet du point d’orgue de ma « vie d’emprunt ».
Encore plus que Le Fléau, peut-être bien.
27 novembre 1991
Tu te rappelles ce que je disais, à propos des fans qui allaient être dans une colère noire ? Eh bien, regarde un peu ce qui suit !
Suit une lettre de John T. Spier, de Lawrence, dans le Kansas :
Le 16 novembre 1991
Cher M. King,
Ou bien devrais-je tout simplement opter pour un « cher Trouduc » ?
Je peux pas croire que j’aie payé aussi cher pour une édition Donald Grant de votre épisode du PISTOLERO, Terres Perdues, pour avoir ÇA. Nais le titre était bien, parce que pour être perdu, vous vous êtes bien égaré.
Je veux dire, l’histoire est pas mal, super même, mais comment vous avez pu nous coller une fin pareille ? C’est pas du tout une fin, on dirait juste que vous vous êtes dit « Oh et puis merde, je vais pas me décarcasser à leur fignoler une fin, ces ploucs qui achètent mes livres, ils goberont n’importe quoi ».
J’allais le renvoyer, mais finalement je vais le garder, parce qu’au moins j’ai aimé les illustrations (surtout celles d’Ote). Mais cette histoire, c’est de la triche.
Vous savez épeler TRICHE, monsieur King ? M-O-N-C-U-L, voilà comment ça s’écrit.
Avec mes critiques sincères,
23 mars 1992
D’une certaine façon, je crois que celle-là me fait un effet encore pire.
Suit une lettre de Mme Coretta Vele, de Stowe, dans le Vermont :
Le 6 mars 1992
Cher Stephen King,
Je ne sais pas si cette lettre vous parviendra, mais il faut toujours garder espoir. J’ai lu la plupart de vos livres et je les ai tous aimés. Je suis une « mamie » de soixante-seize ans, originaire de votre « État frère » du Vermont, et j’aime tout particulièrement votre série de La Tour Sombre, Enfin, jusqu’ici. Le mois dernier, je suis allée rendre visite à une équipe de cancérologues, qui m’ont appris que la tumeur que j’ai au cerveau a bien l’air d’être maligne, en fin de compte (d’abord ils avaient dit : « Ne vous inquiétez pas, Coretta, c’est bénin »). Maintenant je sais que vous avez des choses à faire, monsieur King, qu’il vous faut « écouter votre muse », mais ils disent aussi que j’aurai de la chance si je passe le 4 juillet de cette année. Je crois bien avoir lu mon dernier « pavé de la Tour Sombre ». Alors je me demandais si vous pourriez me dire comment se termine l’histoire, ou au moins si Roland et son ka-tet finissent par arriver à la Tour ? Et si oui, qu’est-ce qu’ils y trouvent ? Je vous jure de ne pas en souffler un mot à qui que ce soit, et vous ferez le bonheur d’une mourante.