Non. Ce n’est pas possible, tu m’entends ? Pas possible !
Le vent qui s’engouffrait dans les ébréchures entre les merlons lui glaçait les sangs. D’un coup de hanche, elle s’extirpa du siège de la charrette et se cala contre le mur de l’allure, à côté de Mia, à écouter la plainte incessante du vent et à contempler les étoiles étrangères.
Mia enfournait des grappes entières de raisin. Le jus lui dégoulinait du coin des lèvres, tandis qu’elle recrachait les pépins avec la rapidité et la régularité d’une mitraillette. Elle avala, s’essuya le menton et dit :
— Si. Ça l’est. Non seulement c’est possible, mais c’est la vérité. Es-tu toujours heureuse d’être venue, Susannah de New York, ou bien regrettes-tu d’avoir apaisé ta curiosité ?
— Si je dois avoir un bébé sans même avoir baisé, je veux tout savoir dans les moindres détails. Tu as bien compris ?
Mia grimaça aux propos volontairement crus de Susannah, puis acquiesça.
— Comme tu voudras.
— Dis-moi comment il pourrait être de Roland. Et si tu veux que je croie ce que tu me raconteras à l’avenir, tu ferais mieux de commencer par être convaincante là-dessus.
Mia planta l’ongle dans la peau d’une maquereine et l’éventra d’un geste vif, puis avala le fruit goulûment. Elle songea à en ouvrir un deuxième, puis se ravisa et se contenta de le rouler entre les paumes de ses mains (ces paumes d’une blancheur déconcertante), pour le réchauffer. Au bout d’un moment, Susannah le savait, le fruit s’ouvrirait de lui-même. C’est alors qu’elle commença son récit.
— Combien de Rayons existe-t-il, Susannah de New York ?
— Six, répondit cette dernière. Du moins, au début. Je crois savoir qu’il n’en reste que deux qui…
Mia agita la main en signe d’impatience, comme pour dire : Ne me fais pas perdre mon temps.
— Si fait, six. Et quand ces Rayons ont été créés dans la grande Discordia, le grand creuset de la Création que certains (y compris les Manni) nomment l’En-Delà et d’autres le Prim, qui les a faits ?
— Je n’en sais rien, répondit Susannah. C’était Dieu, d’après toi ?
— Peut-être y a-t-il un Dieu, mais ces Rayons ont jailli du Prim par la seule force de la magie, Susannah, la magie véritable, disparue il y a bien longtemps. Est-ce Dieu qui a créé la magie, ou la magie qui a créé Dieu ? Je ne sais pas. C’est là une question pour les philosophes, et mon métier à moi, c’est celui de mère. Mais, il y a bien longtemps, tout n’était que Discordia, et de là, s’élevant fièrement et s’unissant en un seul et même point, naquirent les six Rayons. Pour les tenir debout pour l’éternité, il y avait la magie, mais quand la magie a disparu, il n’est plus resté que la Tour Sombre comme dernier bastion, cette Tour que certains appellent Can Calyx, le Hall du Retour Éternel, et les hommes ont désespéré. Lorsque l’Ère de la Magie s’est achevée, est venue l’Ère des Machines.
— North Central Positronics, murmura Susannah. Les ordinateurs dipolaires. Les turbos à transmission lente — elle marqua une pause —, Blaine le Mono. Mais pas dans notre monde.
— Ah non ? Tu crois que ton monde a été épargné ? Et ce panneau, dans le hall de l’hôtel ?
La maquereine éclata. Mia l’ouvrit et l’engloutit, laissant couler le jus à travers son sourire averti.
— Je me disais bien que tu ne savais pas lire, fit Susannah.
Ça n’avait rien à faire ici, mais c’est tout ce qui lui vint à l’esprit. Elle tournait et retournait dans sa mémoire l’image du bébé ; de ses yeux bleus étincelants. Des yeux de pistolero.
— Si fait, mais je sais compter, et pour ce qui est de ton esprit à toi, je sais lire dedans comme dans un livre ouvert. Ne me dis pas que tu as oublié ce panneau. Tu prétends l’avoir oublié ?
Bien sûr que non, elle ne l’avait pas oublié. À en croire ce panneau, le Plaza-Park allait intégrer un groupe du nom de Sombra/North Central, dans un mois tout juste. Et lorsqu’elle avait dit Pas dans notre monde, elle pensait bien sûr à celui de 1964 — le monde de la télévision en noir et blanc, de ces ordinateurs ridicules qui auraient rempli une pièce entière, et des flics d’Alabama trop contents de lâcher les chiens sur les manifestants noirs pour le droit de vote. Les choses avaient beaucoup changé, au cours des trente-cinq années qui avaient suivi. L’espèce de télé avec un clavier de l’employée eurasienne de l’hôtel en était un bon exemple — qu’est-ce qui permettait à Susannah de dire qu’il ne s’agissait pas d’un ordinateur dipolaire, contrôlé par un turbo à transmission lente quelconque ? Rien du tout.
— Continue, dit-elle à Mia.
Mia haussa les épaules.
— Vous vous condamnez vous-mêmes, Susannah. Vous avez l’air tellement décidés à y arriver, et l’issue est toujours la même : la foi vous fait défaut, et vous la remplacez par la pensée rationnelle. Mais il n’y a aucun amour dans la pensée, rien qui puisse survivre, dans la déduction, il n’y a que mort dans le rationalisme.
— Quel est le rapport avec ton p’tit gars ?
— Je ne sais pas. Il y a beaucoup de choses que je ne sais pas.
Elle leva la main, prévenant une éventuelle intervention de Susannah.
— Et non, je n’essaie pas de gagner du temps, ni de t’éloigner des questions que tu désires poser. Je parle comme me le dicte mon cœur. Veux-tu l’entendre, ou non ?
Susannah acquiesça. Elle voulait l’entendre… encore un peu, au moins. Mais si elle ne revenait pas rapidement sur le sujet du bébé, elle prendrait les devants.
— La magie a disparu. Maerlyn s’est retiré dans sa grotte dans un monde, l’épée d’Arthur l’Aîné a cédé le pas aux pistolets des pistoleros dans un autre, et la magie a disparu. Et dans ce grand saut du temps, de grands alchimistes, de grands scientifiques et de grands — techniciens, je dirais ? De grands hommes de la pensée, en tout cas, c’est ce que je voulais dire — de grands hommes de la déduction se sont réunis pour créer des machines qui maintiennent les Rayons en place. C’étaient des machines puissantes, de belles mécaniques, mais mortelles. Ils ont remplacé la magie par des machines, tu l’intuites, et maintenant les machines déraillent. Dans certains mondes, de grands fléaux ont décimé des populations entières.
Susannah hocha la tête.
— Nous avons vu l’un d’eux, dit-elle à voix basse. Ils appelaient ça la supergrippe.
— Les Briseurs du Roi Cramoisi ne font qu’accélérer un processus déjà engagé. Les machines deviennent folles. Vous l’avez vu par vous-mêmes. Les hommes ont cru qu’il y aurait toujours des hommes comme eux, pour fabriquer d’autres machines. Aucun d’entre eux n’avait prévu ce qui s’est passé. Cet… cet épuisement universel.
— Le monde a changé.
— Si fait, jeune dame. Et il n’a laissé personne pour remplacer les machines qui maintiennent les dernières bribes de magie de toute la création, car le Prim s’est retiré il y a bien longtemps. La magie est morte et les machines se meurent. Bientôt la Tour Sombre s’écroulera. Peut-être aurons-nous le temps de nous offrir un sublime instant de pensée rationnelle avant que les ténèbres nous envahissent pour toujours. Est-ce que ce ne serait pas magnifique ?