— Le Roi Cramoisi, est-ce qu’il ne va pas être détruit, lui aussi, quand la Tour tombera ? Lui et toute sa clique ? Ces types avec des trous sanguinolents dans le front ?
— On lui a promis son propre royaume, dont il sera le souverain éternel, dégustant ses petits plaisirs personnels.
Le dégoût s’était insinué dans la voix de Mia. La peur aussi, semblait-il.
— Promis ? Promis par qui ? Qui est plus puissant que lui ?
— Je ne le sais, jeune dame. Peut-être se l’est-il seulement promis à lui-même.
Mia haussa les épaules. Elle évita de regarder Susannah dans les yeux.
— Est-ce que rien ne peut empêcher la chute de la Tour ?
— Rien, pas même les espoirs de ton ami pistolero de la prévenir, de la ralentir en libérant les Briseurs et — peut-être — en tuant le Roi Cramoisi. Mais la sauver ! La sauver, ô délice ! Est-ce qu’il t’a jamais dit que c’était là sa quête ?
Susannah y réfléchit une seconde et secoua la tête. Si Roland avait jamais dit une chose pareille, clairement, en tout cas elle ne s’en souvenait pas. Et elle était certaine qu’elle s’en serait souvenue, dans le cas contraire.
— Non, reprit Mia, parce qu’il ne mentira pas à son ka-tet, à moins d’y être forcé. C’est sa grande fierté. Tout ce qu’il veut, c’est voir la Tour.
Puis elle ajouta, avec une pointe d’amertume :
— Oh, peut-être qu’il voudra entrer, et grimper jusqu’à la pièce du sommet, son ambition ira peut-être jusque-là. Peut-être rêve-t-il de se tenir sur l’allure tout comme nous nous tenons sur celle-ci, pour y déclamer le nom de ses camarades déchus, et de toute sa lignée, en remontant jusqu’à Arthur l’Aîné. Mais la sauver ? Oh que non ! Seul un retour de la magie pourrait la sauver, et — comme tu le sais très bien — l’affaire de votre dinh, c’est le plomb.
Jamais depuis qu’elle traversait les mondes Susannah n’avait entendu la vocation de Roland décrite sous un jour aussi mesquin. Elle se sentit triste et en colère ; mais elle dissimula ses sentiments de son mieux.
— Dis-moi comment ton p’tit gars pourrait être le fils de Roland, car je suis curieuse de le savoir.
— Si fait, c’est un bon tour, mais les anciens de River Crossing auraient pu te l’expliquer, sans aucun doute.
Susannah sursauta.
— Comment sais-tu tellement de choses, à mon sujet ?
— Parce que tu es possédée, répondit Mia, et que je suis celle qui te possède, sois-en sûre. Je peux passer en revue chacun de tes souvenirs, si je le veux. Je déchiffre ce que tes yeux voient. Maintenant tais-toi et écoute, si tu veux apprendre, car je sens que nous allons manquer de temps.
Voici ce que le démon de Susannah lui raconta.
— Il y a six Rayons, comme tu l’as dit, mais douze Gardiens, postés chacun à une extrémité d’un Rayon. Celui sur lequel nous sommes — car nous sommes toujours dessus — est le Rayon de Shardik. Si vous deviez aller au-delà de la Tour, il deviendrait le Rayon de Maturin, la grande tortue sur la carapace de laquelle repose le monde. De même, il n’y a que six démons élémentaires, un pour chaque Rayon. Au-dessous d’eux s’étend tout le monde invisible, que ces créatures ont laissé sur la plage de l’existence, quand le Prim s’est retiré. Ce sont des démons qui parlent, des démons familiers que certains nomment fantômes, des démons malades que certains — les constructeurs de machines et les adorateurs de la grande déesse fantoche de la Raison, si cela te sied — appellent maladies. De nombreux démons mineurs, mais seulement six démons majeurs. Néanmoins, comme il y a douze Gardiens pour six Rayons, il existe douze aspects démoniaques, car chaque démon élémentaire est à la fois mâle et femelle.
Susannah commençait à comprendre où elle voulait en venir, et sentit soudain ses entrailles se contracter. Du bouquet d’aiguilles rocheuses qui se dressait au-delà de l’allure, dans ce que Mia appelait la Discordia, monta un éclat de rire sec et fébrile. Ce comique invisible fut bientôt rejoint par un deuxième, puis par un troisième, un quatrième et un cinquième. Soudain il lui sembla que le monde entier se moquait d’elle. Et à raison, peut-être, car c’était vraiment une bonne blague. Mais comment aurait-elle pu prévoir ?
Sur fond de jacassements de hyènes — ou de quelque créature que ce fût —, elle dit à Mia :
— Tu dis que les démons élémentaires sont hermaphrodites. C’est pourquoi ils sont stériles, parce qu’ils sont des deux sexes.
— Si fait. Sur le lieu de l’Oracle, ton dinh a copulé avec l’un des démons majeurs pour lui arracher des informations, ce qu’on appelle prophétie, en Haut Parler. Il n’avait aucune raison de soupçonner que ce démon était autre chose qu’un succube, comme il en existe souvent dans ces lieux désolés…
— Ben voyons, l’interrompit Susannah. Dans la famille des démons, je demande la bombe sexuelle de base.
— En quelque sorte, répondit Mia en tendant une maquereine à Susannah.
Cette dernière l’accepta et se mit à la rouler entre ses paumes, pour en réchauffer la peau. Elle n’avait toujours pas faim, mais elle avait la bouche sèche. Tellement sèche.
— Sous sa forme femelle, ce démon a pris la semence du Pistolero, et il te l’a redonnée sous sa forme mâle.
— Quand on était dans l’anneau de parole, termina Susannah, effondrée.
Elle se remémora la pluie battante labourant son visage tourné vers le ciel, cette sensation de mains invisibles posées sur ses épaules, et puis l’engorgement de cette chose qui la remplissait, en même temps qu’elle avait l’impression de se faire éventrer. Le pire avait été le froid glacial de cet énorme sexe en elle. Sur le coup, c’était comme se faire baiser par un glaçon géant.
Et comment s’en était-elle sortie ? En invoquant Detta, bien sûr. En appelant cette garce, sortie vainqueur d’une centaine de petites escarmouches sexuelles dans des parkings de snacks ou de bastringues. Detta, qui l’avait piégé…
— Il a essayé de s’enfuir, raconta-t-elle à Mia. Une fois qu’il a compris que sa bite se retrouvait coincée dans un foutu étau, il a essayé de s’enfuir.
— S’il avait voulu s’enfuir, dit doucement Mia, il y serait arrivé.
— Pourquoi prendre la peine de me le faire croire ? demanda Susannah, tout en sachant qu’elle n’avait pas besoin que Mia lui réponde, plus maintenant.
Parce que le démon avait besoin d’elle, bien entendu. Il avait besoin d’elle pour porter le bébé.
Le bébé de Roland.
La perte de Roland.
— Tu sais tout ce que tu dois savoir, à propos du p’tit gars, dit Mia. N’est-ce pas ?
Sans doute. Un démon femelle avait prélevé la semence de Roland ; il l’avait gardée, puis, devenu mâle, il l’avait réinjectée à l’intérieur de Susannah Dean. Mia avait raison. Elle savait tout ce qu’il y avait à savoir.
— J’ai tenu parole. Rentrons. Ce froid n’est pas bon pour le p’tit gars.
— Encore une minute, fit Susannah.
Elle lui montra sa maquereine. La pulpe dorée perlait à présent à travers la peau orange et craquelée.
— Mon fruit vient d’éclater. Laisse-moi le manger. J’ai une dernière question.
— Mange et parle, mais fais vite.
— Qui es-tu ? Vraiment, je veux dire ? Es-tu ce démon ? Et a-t-il un nom, d’ailleurs ? Il et elle, ils ont un nom ?
— Non, répondit Mia. Les démons premiers n’ont pas besoin de noms ; ils sont ce qu’ils sont. Suis-je un démon ? C’est ce que tu veux savoir ? Oui-là, je suppose que oui. Ou je l’étais. Tout ça est très vague, à présent, comme un rêve.