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Une partie d’elle est moi, parce qu’elle a accès à mes souvenirs, à l’anneau d’Eddie, aux anciens de River Crossing, à Blaine le Mono. Mais il faut bien qu’elle soit plus que moi, aussi, parce que… parce que…

Vas-y, ma fille, t’es pas bête, mais t’es lente.

Parce qu’elle sait aussi tout le reste. Elle connaît les démons, les petits et les premiers. Elle sait comment les Rayons sont apparus — enfin, presque — et le creuset de la création, le Prim. Pour autant que je sache, une prime, c’est un truc qu’on te donne comme récompense. Et ce mot-là, ce n’est pas à moi qu’elle l’a pris.

Et soudain elle vit la véritable nature de cette conversation : on aurait dit des parents discutant de leur nouveau bébé. De leur p’tit gars. Il a ton nez, oui mais il a tes yeux à toi, et bon sang, où est-ce qu’il est allé chercher tous ces cheveux ?

Detta répondit :

Et elle a des potes à New York, oublie pas ça. En tout cas, elle veut c’oi’que c’est ses potes.

Alors elle est quelqu’un ou quelque chose en elle-même, aussi. Un être venu du monde invisible des démons familiers et des mabouls de service. Mais qui ? Est-elle vraiment un des démons premiers ?

Detta éclata de rire.

C’est c’qu’elle dit, mais elle ’aconte des caques, ché’ie ! Je l’sais !

Alors qu’est-elle ? Qu’était-elle, avant d’être Mia ?

Soudain une sonnerie de téléphone, amplifiée au point de vriller les tympans, se mit à résonner. Elle paraissait tellement déplacée, sur fond de château abandonné, que Susannah ne comprit d’abord pas de quoi il s’agissait. Les créatures de la Discordia — les chacals, les hyènes, peu importait — qui s’étaient calmées se remirent à glapir de plus belle.

Néanmoins, Mia, fille de personne, mère de Mordred, reconnut immédiatement la sonnerie. Elle passa devant. Susannah sentit instantanément le monde vaciller et perdre de sa réalité. Il parut se figer, en une sorte de tableau. Plutôt une croûte, d’ailleurs.

— Non ! cria-t-elle en se jetant sur Mia.

Mais Mia — enceinte ou non, égratignée ou non, chevilles gonflées ou pas — eut le dessus sans peine. Roland leur avait montré un certain nombre de tours de corps-à-corps (la partie Detta en elle s’était ouvertement réjouie de leur perversité), mais ils ne furent d’aucune utilité contre Mia. Elle contra chacun de ses gestes à peine amorcés.

Ben voyons, évidemment, elle connaît tes moindres mouvements à l’avance, de même qu’elle connaît Tantine Talitha de River Crossing et Topsy le Marin, de Lud, parce qu’elle a accès à tes souvenirs, parce que, dans une certaine mesure, elle est toi…

Et c’est là que ses pensées s’interrompirent, car Mia lui avait tordu les bras dans le dos et ô mon Dieu ce que ça faisait mal.

T’es v’aiment qu’une sal’ gamine, espèce de salope ! fit Detta avec un mépris haletant et presque engageant à la fois, et avant que Susannah ait pu ajouter quoi que ce soit, il se produisit une chose incroyable : le monde se déchira en deux comme une feuille de papier desséché. La déchirure s’étendait des pavés sales de l’allure jusqu’au merlon le plus proche, puis remontait vers le ciel. Elle fusa dans le firmament tout injecté d’étoiles, coupant nettement le croissant de lune en deux.

Pendant une seconde, Susannah se dit que ça y était, que l’un des deux, ou les deux derniers Rayons avaient lâché et que la Tour s’était effondrée. Puis, par la déchirure, elle aperçut deux femmes allongées sur l’un des lits jumeaux de la chambre 1919 du Plaza-Park. Elles se tenaient enlacées et avaient les yeux fermés. Elles portaient toutes deux le même jean, la même chemise tachée de sang. Leurs traits étaient semblables, mais l’une avait des jambes, des cheveux raides et soyeux et la peau blanche.

— Ne me cherche pas ! lui haleta Mia à l’oreille (Susannah sentit un mince filet de salive lui chatouiller la peau). Ne nous cherche pas, moi et mon p’tit gars. Parce que c’est moi la plus forte, tu m’entends ? Je suis la plus forte !

Il n’y avait aucun doute là-dessus, se dit Susannah en se sentant propulsée vers le trou qui allait en s’élargissant. Du moins pour l’instant.

Elle fut précipitée dans la fissure, dans le monde réel. Pendant une seconde, il lui sembla que sa peau était à la fois en feu et recouverte d’une pellicule de glace. Quelque part, le carillon du vaadasch résonnait, et alors…

SIX

… elle se redressa sur le lit. Une femme, non pas deux, mais au moins une femme avec des jambes. Elle envoya rouler Susannah en arrière. C’était Mia qui se trouvait aux commandes. Mia qui se précipitait vers le téléphone, le saisissait à l’envers, avant de comprendre comment l’engin fonctionnait.

— Allô ? Allô !

— Bonjour, Mia. Je m’appelle…

Elle l’interrompit.

— Est-ce que vous allez me laisser garder mon bébé ? Cette garce en moi me dit que non !

Il y eut un blanc, à l’autre bout. Long. Bien trop long. Susannah sentait la peur de Mia, un petit ruisseau qui devenait un raz-de-marée. Tu n’as pas à te sentir effrayée, tenta-t-elle de lui dire, c’est toi qui as ce qu’ils veulent, ce dont ils ont besoin, tu ne vois pas ça ?

— Allô, vous êtes là ? Grands dieux, vous êtes toujours là ? JE VOUS EN PRIE, DITES-MOI QUE VOUS ÊTES ENCORE Là !

— Je suis là, dit calmement la voix d’homme. Pouvons-nous reprendre de zéro, Mia, fille de personne ? Ou devrai-je raccrocher, en attendant que vous vous soyez… ressaisie ?

— Non ! Non, ne faites pas ça, ne faites pas ça, je vous prie !

— Vous ne m’interromprez plus ? Parce que cette inconvenance n’a pas lieu d’être.

— Promis !

— Je m’appelle Richard P. Sayre.

Ce nom était familier à Susannah, mais elle ne savait plus d’où.

— Vous savez où vous devez vous rendre, n’est-ce pas ?

— Oui.

Empressée. Empressée de faire plaisir — au Cochon du Sud, au coin de la 66e et de Lexingworth.

— Lexingion, corrigea Sayre. Odetta Holmes vous aidera à trouver les lieux, je n’en doute pas.

Susannah eut envie de hurler Ce n’est pas mon nom ! Mais elle demeura silencieuse. Ce Sayre aurait aimé l’entendre hurler, pas vrai ? Il aurait aimé qu’elle perde les pédales.

— Vous êtes là, Odetta ? demanda-t-il sur un ton de provocation plaisante. Vous êtes là, espèce d’emmerdeuse ?

Elle ne répondit rien.

— Elle est bien là, dit Mia. Je ne sais pas pourquoi elle ne répond pas. Je ne la retiens pas, là.

— Moi, je crois que je sais pourquoi, répondit Sayre avec indulgence. Pour commencer, elle n’aime pas ce nom.

Puis, faisant une allusion que Susannah ne comprit pas :

— Qu’on ne m’appelle plus Clay, Clay est mon nom d’esclave, appelez-moi Mohammed Ali ! C’est bien cela, Susannah ? Ou bien était-ce après votre époque ? Un peu après, il me semble. Désolé. Le temps est source de confusion, parfois, n’est-ce pas ? Peu importe. J’aurai quelque chose à vous dire d’ici une minute ou deux, très chère. Cela ne vous plaira pas beaucoup, je le crains, mais je pense que vous devriez être mise au courant.