Le Pistolero saisit Eddie sous le bras aussi inconsciemment qu’il avait plissé les yeux pour protéger ses pupilles de l’afflux de lumière blanche. Il avait senti les muscles du jeune homme se contracter quand leurs pieds avaient quitté le sol jonché de cailloux et d’ossements de la Grotte de la Porte, et se relâcher lorsque la tête d’Eddie était entrée en contact avec le montant de la Porte Dérobée. Mais Eddie grognait, essayait toujours de parler, aussi était-il au moins partiellement conscient.
— Eddie, à moi ! rugit Roland en se remettant sur pied tant bien que mal.
Une douleur proche de la torture lui déchira la hanche droite et fusa jusqu’à son genou, mais il n’en montra rien. Il y prit à peine garde, même. Il traîna Eddie en direction d’un immeuble, un immeuble quelconque, et passa devant ce qu’il reconnut comme étant des pompes à essence. Elles portaient l’inscription MOBIL au lieu de CITGO, ou SUNOCO, deux autres noms familiers pour le Pistolero.
Eddie était à peine conscient. Sa joue gauche dégoulinait de sang, coulant d’une lacération au cuir chevelu. Néanmoins, il fit redémarrer ses jambes du mieux qu’il put et gravit les trois marches en bois de ce que Roland identifia comme une épicerie générale. Elle était largement plus petite que celle de Took, mais à part ça, assez sembl…
Un claquement de fouet éclata quelque part derrière eux, venant de la droite. Le tireur était assez près pour que Roland soit sûr, s’il entendait la détonation, que l’homme à la carabine avait manqué son coup.
Quelque chose fila à deux centimètres à peine de son oreille, avec un son parfaitement limpide : Mizzzzzz ! La porte vitrée de la petite épicerie éclata vers l’intérieur de la boutique. L’enseigne accrochée (NOUS SOMMES OUVERTS, VENEZ DONC NOUS RENDRE UNE PETITE VISITE) sauta et se retourna.
— Roland…
La voix d’Eddie, faible et distante, semblait lui parvenir à travers de la bouillie.
— Roland… qu’est-ce q… qui… OUUUUUF !
La dernière exclamation de surprise lui échappa au moment où Roland l’étala par terre dans la boutique, avant de s’affaler sur lui de tout son long.
Les claquements de fouet reprirent de plus belle ; il y avait dans les parages un artilleur avec une arme extrêmement puissante. Roland entendit quelqu’un s’exclamer : « Bordel ! Laisse tomber ça, Jack ! » et quelques secondes plus tard, un fusil à rafales (ce qu’Eddie et Jake appelaient une mitraillette) se mit à tirer. De part et d’autre de la porte, les vitrines crasseuses explosèrent en éclats de verre acérés. Les prospectus qui se trouvaient derrière — des dépliants touristiques, pour ce que Roland put en voir — volèrent.
Deux femmes et un homme d’âge mûr étaient les seuls clients dans la boutique. Tous trois se tournèrent vers l’entrée — vers Roland et Eddie — et le Pistolero lut sur leurs visages cet air d’éternelle incompréhension du civil sans armes. Roland le comparait parfois à cet air ahuri des mangeurs d’herbe, comme si ces gens — ici ou à Calla Bryn Sturgis, il ne voyait pas grande différence — étaient non pas des hommes, mais des moutons.
— À terre ! brailla Roland, toujours affalé sur son compagnon à demi conscient et hors d’haleine. Pour l’amour de vos dieux, COUCHEZ-VOUS !
L’homme d’âge mûr, qui portait une chemise à carreaux en flanelle malgré la chaleur ambiante, lâcha la boîte de conserve qu’il tenait à la main (avec une étiquette représentant une tomate) et se jeta à terre. Les deux femmes n’eurent pas son réflexe, et le tir de mitraillette suivant les tua toutes les deux, trouant la poitrine de la première et scalpant la deuxième. La femme au torse perforé s’effondra comme un sac de grain. L’autre fit deux pas à l’aveuglette en direction de Roland, le sang jaillissant de son crâne ouvert comme de la lave d’un volcan en éruption. À l’extérieur, deux autres mitraillettes ouvrirent le feu, emplissant le ciel de leur vacarme et zébrant l’air au-dessus d’eux de limaces incandescentes et meurtrières. La femme sans tête fit deux tours sur elle-même en un ultime pas de danse, les bras battant l’air, puis s’écroula. Roland chercha son pistolet à tâtons, et se réjouit de le sentir dans son holster : le contact rassurant de la crosse de bois de santal. C’était toujours ça de réussi ; il avait gagné son pari. Et Eddie et lui n’étaient certainement pas venus vaadasch. Les artilleurs les avaient vus, et bien vus.
Plus encore, ils les attendaient.
— Allez, bougez-vous, hurlait une voix. Bougez-vous, bougez-vous, leur laissez pas une chance de trouver leurs feux ! Bougez-vous, espèces de catzarros !
— Eddie ! rugit Roland. Eddie, il faut que tu m’aides, maintenant !
— Tout d… ?
Assourdi. Perplexe. Eddie le fixait avec un seul œil, le droit. Le gauche était momentanément noyé dans le sang qui coulait de sa blessure au crâne.
Roland tendit le bras et gifla Eddie assez fort pour faire gicler du sang de sa chevelure.
— Des écumeurs ! Venus nous tuer ! Tuer tout ce qui bouge !
L’œil visible d’Eddie s’éclaircit. Très vite. Roland perçut l’effort que ça lui coûtait — non pas de retrouver ses esprits, mais de les retrouver aussi vite, et cela en dépit des élancements monstrueux qui devaient lui marteler la tête — et s’autorisa quelques secondes pour mesurer sa fierté à l’égard du jeune homme. Il était de nouveau Cuthbert Allgood, Cuthbert à s’y méprendre.
— Qu’est-ce qui se passe, bordel ? s’exclama quelqu’un, d’une voix fêlée et pleine d’excitation. Mais qu’est-ce qui se passe, bordel de bordel ?
— À terre, fit Roland sans même regarder. Si vous tenez à la vie, couchez-vous.
— Fais ce qu’il dit, Chip, répondit quelqu’un d’autre — sans doute l’homme à la boîte de conserve décorée d’une tomate.
Roland se mit à ramper parmi les bris de verre de la porte, sentant la piqûre des éclats qui lui coupaient les phalanges et les genoux, mais s’en moquant. Une balle siffla près de sa tempe. Roland l’ignora, elle aussi. Dehors, la journée était magnifique. En arrière-plan, il apercevait les deux pompes MOBIL. D’un côté était garée une vieille voiture, sans doute celle d’une des deux clientes (qui n’en aurait jamais plus l’usage), ou de M. Chemise en Flanelle. Au-delà des pompes et de l’asphalte graisseux du parking, il vit une petite route pavée, et de l’autre côté, un petit groupe d’immeubles d’un gris uniforme. L’un portait un panneau indiquant MAIRIE, l’autre BRIGADE DES POMPIERS D’EAST STONEHAM. Le troisième (le plus grand) était le GARAGE DE LA VILLE. Les parkings devant les immeubles étaient aussi bitumés (métallés, selon le terme de Roland), et un grand nombre de véhicules y étaient actuellement garés, dont l’un de la taille d’un gros chariot bucka. De derrière déboulaient plus d’une demi-douzaine d’hommes, au pas de charge. Roland reconnut l’un d’eux, à la traîne : il s’agissait de l’horrible bras droit d’Enrico Balazar, Jack Andolini. Le Pistolero avait vu cet homme mourir, blessé par balles, puis dévoré vivant par les homarstruosités carnivores qui peuplaient les eaux peu profondes de la Mer Occidentale, pourtant il était de retour. Parce que des mondes infinis tournaient autour de l’axe de la Tour Sombre, et ils se trouvaient dans un autre. Pourtant, un seul de ces mondes était vrai ; un seul dans lequel les choses étaient achevées, dans lequel elles restaient achevées. Peut-être était-ce celui-là ; peut-être pas. Quoi qu’il en soit, ce n’était pas le moment de s’en préoccuper.